Survivre aux réseaux sociaux #SBC

15 Nov, 2018 | Non classé

Philippe Holidote est docteur en informatique et a également suivi des études en philosophie. En parallèle de son activité professionnelle de recherche sur les villes connectées (smart cities), il étudie la manière dont la technologie nous impacte et nous transforme, que ce soit aujourd’hui avec les réseaux sociaux, ou demain, avec l’avenir en germe dans la Silicon Valley.
Cet article est issu de l’ouvrage « Société de Bien Commun vol.2, révéler l’humanité, combattre l’inhumanité ».

L’écologie humaine nous invite à prendre conscience de la portée et du sens de nos actes. Notre relation à l’informatique est un domaine dans lequel ce recul est particulièrement difficile. En effet, la société a évolué vers un monde numérique sans que cette transformation n’ait été préalablement pensée. L’informatique s’est imposée à chacun, avec ses mails, ses notifications incessantes, ses réseaux sociaux et, plus proches de nous encore, ses objets connectés. « Vivre en 2007, ce n’est pas vivre comme en 1950, l’ordinateur en plus, mais vivre dans le monde de l’ordinateur. » (1). En dix ans, cette citation de Pièces et main d’oeuvre n’a pas pris une ride ! La numérisation galopante change tout. Et elle nous change. Cet article est un témoignage des bienfaits et des difficultés liés à la distance prise avec les réseaux sociaux, quand j’ai décidé d’appuyer sur le « bouton stop ». Une invitation à faire un état des lieux personnel sur notre utilisation de l’informatique en général et des réseaux sociaux en particulier !

À la source de ma réflexion : le constat d’un échec

Après deux ans d’utilisation de Twitter (2) et une première tentative de « décrochage » avortée, j’arrête définitivement l’usage de ce réseau social, ne parvenant plus à y passer moins d’une à deux heures par jour. Certes, ce temps passé en ligne m’a permis de découvrir des articles qui m’ont fait réfléchir et progresser, tant pour mon travail que pour ma vie personnelle. Mais entre le bénéfice retiré et le temps investi (une à deux heures par jour, soit environ 45 heures par mois : plus d’une semaine de travail !), le jeu n’en vaut plus la chandelle.
Pourtant, je suis ingénieur en informatique ; je ne devrais donc pas me laisser piéger par cette attraction fatale que savent si bien exercer les réseaux sociaux. De la même manière que tout le monde connaît les astuces de la grande distribution, avec ses prix psychologiques à 9,99 € et la disposition stratégique de certaines marchandises à hauteur des yeux sur les linéaires, je connais bon nombre des stratagèmes employés pour nous inciter à passer davantage de temps sur les réseaux sociaux : les pages qui s’étendent à l’infini pour que je n’en termine jamais la lecture, le lancement automatique de vidéos pour que l’effort consiste à l’arrêter et non pas à la démarrer et surtout, le bonheur narcissique de découvrir que l’un de mes messages a été lu, aimé, partagé. Mais curieusement, de la même manière que nous trouvons toujours (au moins inconsciemment) que l’article à 9,99 € n’est pas si cher que cela, je ne parvenais pas non plus à limiter mon usage de ce réseau social. Connaître les stratagèmes d’addiction ne m’empêchait nullement d’en être la victime.

Pourquoi étais-je incapable de réguler le temps que je passais sur Twitter ?

Je suis convaincu que nous sommes beaucoup moins rationnels que nous le pensons. Nous sommes bourrés de biais cognitifs. Un exemple ? Une étude montre que dans un cinéma, si l’on vous propose un petit pop-corn à 3 euros, et un grand à 7 euros, vous choisirez le petit, parce que 7 euros vous semblera trop cher pour un pop-corn. Mais si on vous propose un petit à 3 euros, un moyen à 6,50 euros, et un grand à 7 euros, vous choisirez le grand, parce que « pour juste 50 centimes de plus », vous aurez un plus grand paquet (3). Ce n’est là qu’un exemple simple et grossier, alors que le neuromarketing va aujourd’hui traquer toutes nos réactions au cœur même de nos cerveaux afin de nous influencer sous notre seuil de conscience pour provoquer un acte d’achat (4).

Nous arrivons là sur la face sombre des réseaux sociaux grand public. Tous, sans exception, sont construits pour nous pousser à réagir aussi rapidement et instinctivement que possible, en usant et abusant de nos biais cognitifs. Ce n’est pas un effet secondaire indésirable, mais l’effet principal recherché. En effet, chacune de nos (sur)réactions, même si elle n’est que celle d’un instant, offre un double avantage pour le réseau social. D’une part, elle peut provoquer une réaction en chaîne (la fameuse viralité des réseaux sociaux), attirer le buzz et augmenter la crainte de manquer quelque chose d’important. D’autre part, chaque réaction, chaque émotion, chaque indignation révèle une parcelle de notre personnalité. De tweet en retweet, de like en poke (5), de gigantesques bases de données sont construites (les fameuses big data) et analysées par des algorithmes qui peuvent découvrir nos centres d’intérêts, valeurs, loisirs, opinions politiques, philosophiques et religieuses… Et comme nous avons tendance à être amis avec des personnes qui nous ressemblent, il suffit au réseau social de regarder la moyenne de nos amis pour obtenir avec une précision impressionnante notre profil, quand bien même nous resterions parfaitement muets en ligne. Et c’est ainsi que les réseaux sociaux grand public se financent : en facturant du placement publicitaire aux annonceurs (6), « prêts à dépenser beaucoup d’argent pour cet hyper-ciblage » (7). Un exemple ? Durant la campagne présidentielle américaine, l’équipe de Donald Trump a acheté à Facebook des espaces publicitaires ciblés qui ont été affichés sur les pages consultées par les électeurs afro-américains résidents dans les swing-states (8). Ces messages particulièrement anxiogènes au sujet de la candidate démocrate avaient pour objet de faire basculer le vote en éveillant la peur… Au-delà de l’aspect plus que discutable de jouer sur les peurs, cet exemple illustre bien le fonctionnement économique des réseaux sociaux.

Donc non, l’objectif des réseaux sociaux n’est pas d’abord de nous permettre de rester en relation avec ceux qui nous sont chers. Mais bien plutôt de satisfaire publicitaires et autres experts du marketing en jouant sur nos biais cognitifs pour nous pousser à rester en ligne, nous incitant à réagir de manière compulsive pour nous percer à jour.
Seul cela permet de financer les immenses data-centers (9) nécessaires à Twitter, Facebook et tous les autres. Et à cette fin, nous travaillons gratuitement à notre propre profilage. À ce sujet, l’année 2017 aura été une véritable apocalypse pour les réseaux sociaux. De nombreux repentis de Facebook et Google ont levé le voile de cette réalité jusqu’alors relativement bien cachée, à l’image de Chamath Palihapitiya (ancien cadre de Facebook) qui a récemment déclaré que Facebook « est en train de détruire le tissu social de nos sociétés ».
Finalement, je ne suis donc pas entièrement responsable de ne pas parvenir à réguler le temps que je passe sur les réseaux sociaux. Tout est fait pour me séduire sans fin, telle une Shéhérazade numérique !

Les réseaux sociaux favorisent la réaction au détriment de la réflexion

Après plusieurs mois de « sevrage », il m’arrive toujours d’avoir envie de repasser du temps sur Twitter : je sais que je passe à côté d’informations qui sont potentiellement importantes. Je sais aussi que cet effet indésirable est créé et entretenu par les réseaux sociaux eux-mêmes comme un moyen de capter davantage mon attention. J’ai donc fait le choix de lire davantage de livres. Cela est plus exigeant, mais je sais que je ne regretterai pas ce temps passé à entrer patiemment dans la pensée d’un autre.
Certains ne manqueront pas de m’objecter que les réseaux sociaux et leur brassage incessant d’idées dans le tumulte des tweets et des posts est au contraire une manière de se frotter à davantage de pensées, d’expérimenter les contradictions ; bref, de se forger, d’éprouver et de remettre en cause ses idées. Cette pensée est séduisante, mais démentie par une expérience tout à fait signifiante que j’ai menée. Durant ma (courte) vie sur les réseaux sociaux, j’ai cherché à partager du contenu, des articles intéressants, en ne cédant pas aux indignations de surface si faciles quand on est en ligne. Je dois avouer que c’était une véritable ascèse, car cela me demandait de toujours vérifier mes motivations profondes. Est-ce que je veux faire la publicité de cet article ou de cette citation par ce qu’il me pousse à la réflexion, ou parce qu’il me fait réagir sur l’instant ? La question peut sembler simple, mais sous une avalanche de messages, la réponse n’est pas toujours évidente. Dans cet esprit (et avec un brin de perversité, je l’avoue) j’ai fait cette expérience pour tester mes followers (10) sur Twitter : j’ai écrit un même message en deux versions. Pour la première, je me suis attaché à peser mes mots en donnant à chacun profondeur, précision et densité. Pour la deuxième, j’ai au contraire durci le trait pour partager mon indignation. Cinq bonnes minutes d’écriture contre quinze secondes, le résultat du match a été sans appel : mon premier message est tombé dans l’oubli, le second s’est propagé au-delà de mes espérances…
Loin d’incriminer mes followers à qui j’ai joué ce mauvais tour, je reste convaincu que l’agitation des réseaux sociaux nous incite subtilement à favoriser la réaction à la réflexion. Il faut rebondir. Il faut rester dans le coup. Il faut aller vite. Sans que nous y prenions garde, ces injonctions implicites viennent en contradiction avec la réflexion qui a besoin de temps et d’espace pour se construire : « Entre un stimulus et une réponse, il y a un espace. Et cet espace est notre pouvoir de choisir notre réponse » (11). Pour traiter la surabondance des messages, qu’il est difficile de résister à la tentation d’accélérer ! Qu’il est difficile de ne pas réduire cet espace entre le stimulus et sa réponse ! Qu’il est difficile de résister à l’automatisme ! En définitive, la douce pression (12) exercée par les réseaux sociaux nous pousse à mettre de côté une part de ce qui fonde notre humanité.

L’impossible ascèse

Supposons un instant que ralentir pour utiliser Twitter, en favorisant la conscience sur les automatismes, n’ait jamais été un problème pour moi. Pour prendre part à des interactions de qualité, je n’aurai eu qu’à me concentrer sur de la production de qualité et à sélectionner scrupuleusement mes sources. C’est ce que je me suis appliqué à faire, et le résultat a été assez différent de celui que j’attendais.
Je pensais réussir facilement à ne pas me préoccuper de l’approbation sociale ; quelle erreur ! Les réseaux sociaux grand public sont structurellement construits autour de cette notion. Sur Twitter, chaque manifestation d’intérêt d’un lecteur me provoquait la joie d’une petite gratification narcissique, d’un shoot de dopamine. En définitive, il devenait de plus en plus difficile pour moi de décrypter mes propres motivations : étais-je entrain de publier un message d’abord pour faire réfléchir, ou d’abord pour ressentir la joie d’être lu ? Certains amis m’ont confié avoir trouvé une solution à ce dilemme : ils ont tout simplement cessé de publier pour se concentrer sur la lecture des messages des autres. Au-delà de cette solution radicale (qui fonctionne parfaitement, et pour cause !), je n’ai jamais réussi à démêler totalement l’écheveau de mes motivations profondes ; un flou tout à fait désagréable demeurait à l’arrière-plan.
Considérons à présent l’amélioration de la sélection de mes sources. Pour cela, j’ai effectué un tri scrupuleux, et j’ai même écrit un programme informatique pour filtrer automatiquement les messages les moins intéressants. Le résultat a été sans appel : la qualité des messages soumis à ma lecture a augmenté en flèche ! Mais c’est après que cela s’est gâté. Avant chaque séance de lecture, j’avais pris l’habitude de faire un tri rapide afin de séparer le bon grain de l’ivraie. Dans un second temps, il ne me restait plus qu’à lire des articles de qualité. Mais dans les faits, il m’est souvent arrivé de me trouver démotivé pour la lecture, après l’excitation de la phase de tri. Comme si le passage d’un mode automatique à un mode conscient se révélait plus douloureux que prévu en contemplant l’abondance de ce que j’allais pouvoir lire. Ma conclusion est la suivante : je ne pouvais pas me concentrer au milieu de tant d’articles dont les titres excitaient ma curiosité. La concentration se tient dans une tâche, pas dans le papillonnage d’un article dense à un autre. Terrible échec pour un bel enseignement !

Peut-on bien agir avec un outil créé pour des objectifs différents des miens ?

Il est surprenant d’entendre si souvent que tout instrument est neutre, et que seul compte finalement l’usage, bon ou mauvais, que l’on peut en faire. Cette réflexion, qui peut être vraie pour un objet simple se révèle totalement absurde pour un objet complexe qui est toujours créé en vue d’un usage donné. Comme le résume parfaitement Günter Anders : « Les instruments eux-mêmes, (…) ne sont pas de simples objets que l’on peut utiliser mais déterminent déjà, par leur structure et leur fonction, leur utilisation ainsi que le style de nos activités et de notre vie, bref, [ils] nous déterminent » (18). Et cela est encore plus vrai avec toute interface informatique où les actions à encourager sont très clairement mises en avant. Si un clic suffit pour un like ou un retweet, il est parfois bien difficile de trouver comment fermer son compte sur un réseau social !
En conséquence, pour utiliser un réseau social qui aurait été créé avec des objectifs différents des miens, non seulement je dois me battre contre moi-même afin de bien utiliser l’outil, mais également contre une armée invisible d’ingénieurs et de psychologues. Férus de nudge et de captologie, ces derniers font tout pour m’orienter et me maintenir subtilement sur le chemin qu’ils ont décidé par avance pour moi.
Au terme de ce parcours, une question s’impose : une utilisation raisonnable des réseaux sociaux est-elle possible ? Après ce que je viens d’écrire, je suis convaincu que les réseaux sociaux, dans leur forme actuelle, sont des outils subtilement inadaptés à une utilisation réellement sociale. Certes, ils peuvent favoriser la circulation de certaines informations. Mais au prix de quel temps gâché ? Sans eux, vous n’auriez peut-être pas eu de nouvelles de vos cousins. Mais si vous tenez tellement à eux, pourquoi ne leur téléphonez-vous pas ? Et leur selfie sur la plage n’est peut-être pas aussi représentatif de leur vécu que cela (21) ; nos vies sont bien souvent parfaitement lisses et insipides sur les réseaux sociaux… Et pour ce qui est des débats d’idées, s’ils sont parfois de qualité, les réseaux sociaux ont cette incroyable capacité à les transformer très rapidement en polémiques, où les slogans
s’affrontent dans un esprit au mieux goguenard. Pour le dire avec les mots du web, punchlines et bashing dans une ambiance fun sur fond de lol. En conséquence, si les réseaux sociaux permettent effectivement une certaine forme d’interaction, celle-ci demeure néanmoins toujours insatisfaisante et en deçà de nos attentes. Je rejoins donc Chamath Palihapitiya : « Je n’ai pas de bonne solution. Ma solution est de ne plus utiliser ces outils ».

Sur son lit de mort, personne ne se dit : « J’aurais aimé passer plus de temps sur Facebook ». Je crois que cela est aussi vrai pour les autres réseaux sociaux. Et je suis heureux de m’en être rendu compte à temps !

 

>> Pour approfondir cette réflexion sur la Société de Bien Commun, cliquer ici. <<

Ce livre est un appel lancé aux femmes et aux hommes d’ici et d’aujourd’hui : les idées pour humaniser le monde se trouvent dans la vie de tous les jours ! Nous sommes tous de potentiels acteurs de cette conversion positive. Pourquoi pas vous ?


1. Pièces et main d’oeuvre, Le téléphone portable, gadget de destruction massive, Ed. L’échappée, 2008, p.55.
2. Twitter est un réseau social qui partage bon nombre de caractéristiques avec Facebook.
3. Mariam Chammat, citée par https://start.lesechos.fr/actu-entreprises/technologiedigital/temps-de-cerveau-disponible-laresistance-aux-gafa-s-organise-11106.php
4. Patrick Renvoise, Neuromarketing: Understanding the Buy Buttons in Your Customer’s Brain, SalesBrain LLC, 2007.
5. Exemples d’interactions sociales possibles sur Twitter et Facebook.
6. Annonceur : personne, entreprise qui paie l’insertion d’une annonce dans un journal ou fait passer un message publicitaire dans les médias.
7. Eric Schmidt, PDG de Google, cité par https://www.slate.fr/story/14879/facebook-twitter-google-monetisationinternautes-revoltez-vous
8. Traduit littéralement, un “swing state” est un État-pivot, État-charnière ou État indécis. Dans chacun d’entre eux, le vote n’est acquis ni pour les républicains, ni pour les démocrates, qui ont chacun traditionnellement leurs fiefs.
9. Un Datacenter (centre de données en français) est un endroit physique où sont rassemblées plusieurs dizaines de milliers d’ordinateurs (appelés serveurs) pour stocker et traiter des données informatiques.
10. Un follower est celui qui s’abonne à vos messages sur twitter. Lorsque sur twitter vous envoyez un message, il n’y a pas de destinataires définis. Vous envoyez votre message à personne en particulier. Pour gagner des followers, il suffit simplement d’écrire des choses qui intéressent les gens.
11. Citation de Viktor Emil Frankl (1905 –1997), professeur autrichien de neurologie et de psychiatrie. Cité sur Twitter par @dailystoic le 7 août 2017.
12. Cet oxymore me semble particulièrement éclairant sur notre rapport aux réseaux sociaux.
13. Günter Anders, L’obsolescence de l’homme, p. 119.

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