Soins au patient : réconcilier solidarité et fraternité ?

5 Juil, 2013 | MEDECINE, SCIENCES

soins au patientEn 2005, Monsieur Edmond Hervé, maire de Rennes à l’époque, remarquait que le slogan républicain « liberté – égalité – fraternité » avait été remplacé par « liberté – égalité – solidarité ». Cette juste réflexion amène à s’interroger sur ce qui distingue et parfois oppose la fraternité à la solidarité.

NAISSANCE DU CONCEPT DE SOLIDARITÉ

Pour éclairer le propos, nous sommes retournés à l’article « solidarité » du dictionnaire philosophique.

Les objectifs conceptuels à la fin du XIXème siècle  étaient :

– d’asseoir une théorie des obligations sociales affranchie de la religion ;

– et de contrecarrer les excès du libéralisme :

    • le droit ne peut contraindre qu’à réparer les torts faits à autrui mais non à faire du bien.
    • la question est donc d’énoncer des obligations positives à l’égard d’autrui, de passer du « ne pas nuire » à « s’obliger à », dans un contexte laïcisé, avec Auguste Comte, Saint-Simon.

« La vertu de la morale républicaine, forme sociale de la morale chrétienne, dépend essentiellement de ce que la république se reconnaît obligée par le devoir de fraternité ».

Pour autant énoncer un devoir positif à l’égard d’autrui, sans référence spirituelle, pose la question de la critique de la charité légale et du respect de la liberté. La liberté peut-elle générer des obligations de « faire » qui la préservent ?

 

NAISSANCE DE LA RÉPONSE : LA NOTION DE MAL SOCIAL ; LE CAS DE LA TUBERCULOSE

Il existe un mal social, qui  n’est pas seulement le fait de la nature ou de l’individu mais qui procède pour une grande part dans le rapport de l’individu à l’autre. Il procède donc de la société.

Ainsi dans le cadre de la tuberculose qui a servi de fondement à l’élaboration de la théorie de la solidarité, le bacille tuberculeux est dans la nature, l’individu l’héberge et tombe malade, mais les conditions de transmissions interhumaines soulignent la responsabilité de la société dans la transmission de ce “mal social”, du fait des mauvaises conditions de vie et d’hygiène qui la favorise. La responsabilité de tous est engagée et il est impossible de savoir « qui en est responsable ».

Il est donc de notre devoir de protéger l’autre… pour nous protéger. Ce raisonnement donnera naissance à une véritable croisade, appelée « campagne contre la tuberculose ». La responsabilité n’est imputable qu’après coup par analyse du groupe, c’est-à-dire de la société. Pour déterminer les comportements à risque, dans le cas de la tuberculose (cracher dans les lieux publics) comme du sida, un comportement isolé ne suffit pas. C’est la répétition, la socialisation, qui le met en évidence.

 

LES CONSÉQUENCES

négatives :

On aboutit ainsi à une définition sociale du devoir, base d’une morale sociale positive débarrassée de toute transcendance. Les risques en sont :

    • qu’il n’y a pas de limite dans le temps  des mesures préventives (eugénisme) ;
    • comme on le voit aujourd’hui, la nette dérive de la prévention du risque, avec la recherche d’un risque zéro ;
    • la perte  de la notion de fraternité : il est certainement solidaire de mettre un masque pour éviter toute relation avec un mourant contagieux… mais ce n’est pas très fraternel !

positives :

    • la notion de responsabilité collective ;
    • la dimension sociale de l’homme ;
    • la mise en place du système de mutualisation des risques : dans les avantages et les inconvénients que tout être apporte à la société, il est impossible de tenir un compte. Il est donc logique d’assumer une mutualisation des risques et c’est bien de la notion de solidarité que naîtra les systèmes de protection sociale et d’assurance… (d’autant que cela « nous » protège cependant).

LA PERTE DU CONCEPT DE FRATERNITÉ

« Il faut pourtant admettre que, tout en faisant de son mieux, il est irréaliste de penser que l’on puisse accompagner avec la même qualité de relation tous ceux que nous soignons. »

– La fraternité (Larousse) est le « lien de solidarité qui devrait unir tous les membres de la famille humaine » ou encore, ce qui cadre bien avec la lutte des êtres pour la vie, les « liens unissant ceux qui combattent ensemble pour la même cause ». Elle implique un lien, une relation personnelle.

– La notion de solidarité seule n’inclut pas la notion de relation : il est solidaire de donner de l’argent pour le téléthon, il est fraternel de s’occuper d’un handicapé (ce qui justifie la réflexion initiale à propos du bénévolat).

– La perte de la notion de fraternité augmente l’autonomie individuelle, et donc paradoxalement, pour une part, la désocialisation : j’existe en tant qu’individu et ma responsabilité sociale n’a pas à entrer en considération dans mon attitude personnelle, face à la mort par exemple. Prenons, comme exemple extrême, l’histoire d’un couple décidant de l’avortement de leur enfant à cause d’une maladie héréditaire, dont le frère de la mère était également atteint : « Ils m’ont tué, disait celui-ci ».

– Il est « facile » d’être solidaire de chacun, il est impossible d’être également fraternel envers chacun. C’est une des raisons de la perte de la notion de fraternité qui, jusqu’à un certain point, induit une notion d’inégalité dans la relation. Or la notion d’égalité est actuellement quasi obsessionnelle. Il faut pourtant admettre que, tout en faisant de son mieux, il est irréaliste de penser que l’on puisse accompagner avec la même qualité de relation tous ceux que nous soignons. En cela le slogan « liberté, égalité, fraternité » n’est pas juste. La fraternité ne peut être égale même si elle le « devrait ». Au fond les trois termes de notre devise nationale – liberté-égalité-fraternité –  s’équilibrent mutuellement.

EN CONCLUSION : MAINTENIR UN EQUILIBRE

« Quel risque ai-je le droit de faire prendre au personnel soignant (fraternité) et à la société (solidarité) pour améliorer la relation avec un  patient contagieux (fraternité) ? »

Il est indispensable de maintenir un équilibre entre ces deux concepts et la question se pose à nous tous les jours de multiples façons :

– Est-il légitime de continuer de se consacrer, dans une unité de soins, à un patient qui nous a donné sa confiance, mais dont l’amélioration physique ne justifie plus sa présence (fraternité) alors que plusieurs personnes auraient pu bénéficier de sa place (solidarité) ? La réponse n’est pas simple : il est arrivé à ce type de patient de décéder en changeant de service.

– Quel risque ai-je le droit de faire prendre au personnel soignant (fraternité) et à la société (solidarité) pour améliorer la relation avec un  patient contagieux (fraternité) ?

– Pourrait-on réconcilier les deux concepts en envisageant la solidarité de la société aussi comme le fait d’accepter les risques de la fraternité ?


Auteur ; Antoine Pelletier

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