Accueillir et respecter la complémentarité entre les sexes : c’est ce à quoi nous invite Tugdual Derville, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, dans cet entretien réalisé par Aurore Chaillou et Anne de Mullenheim pour la revue Projet.
« La dualité des sexes constitue l’un des plus précieux trésors de l’humanité »

Que représente pour vous la notion de « genre » ?

T. Derville – J’y vois une notion sémantique détournée en dangereux amalgame. On mélange deux choses : d’un côté des stéréotypes sexistes injustes à dénoncer et à combattre pour respecter l’égale dignité entre l’homme et la femme et favoriser leur respect mutuel ; de l’autre, l’idéologie mortifère de la neutralisation du genre. Les études de genre fourmillent de ce parti pris : le rejet de toute idée de différence ou de complémentarité homme-femme, comme si masculin et féminin étaient identiques. Or, cette dualité des sexes constitue l’un des plus précieux trésors de l’humanité.

Nous avons tous séjourné dans le corps d’une femme. Si on ne reconnaît pas cette « maternité corporelle » comme mur porteur de l’écologie humaine, on ne pourra pas apprendre le vivre ensemble entre garçons et filles. Par ailleurs, la technicisation de la reproduction se fait au détriment des femmes : on veut autoriser le prélèvement des ovocytes pour rendre possible une grossesse tardive. Mais les fécondations in vitro ont un faible taux de succès. J’ai même entendu certaines féministes expliquer qu’elles voulaient se libérer de la grossesse, considérée comme une aliénation. C’est un déni de l’identité des femmes et cela m’étonne qu’elles ne se rebellent pas plus contre cette emprise de la technique sur leur corps.

Quel rôle doit jouer l’éducation par rapport aux inégalités entre hommes et femmes ?

L’éducation doit permettre l’alliance entre homme et femme pour une compréhension mutuelle et une égale dignité. Je suis stupéfait d’entendre certains discours féministes expliquer les différences corporelles par la seule construction sociale. Des militantes m’ont soutenu que les hommes étaient plus grands parce qu’ils avaient été mieux nourris que les femmes, au cours des derniers siècles. On m’a aussi dit qu’étant un homme, j’étais forcément dominant et que je ne pouvais donc pas comprendre ces questions. Dans ces arguments, je vois une forme de résurgence marxiste : on n’oppose plus les classes mais les femmes aux hommes. En réalité, hommes et femmes ont besoin d’explications pour mieux se comprendre. Cela ne nous empêche pas du tout de reconnaître qu’il y a une dimension féminine chez l’homme et masculine chez la femme.

Finalement, faut-il voir la différence comme un atout ou un obstacle ? Doit-on asséner qu’elle est entièrement construite et défendre une équivalence absolue, ou la faire aimer comme merveilleuse ? Je crains qu’envisager la différence de façon uniquement critique ne se fasse au détriment de la paix sociale.

Ne peut-on pas reconnaître sa corporéité tout en souhaitant s’émanciper du rôle attribué ?

Il y a, bien évidemment, des injonctions maltraitantes et aliénantes. Pourtant, les garçons et les filles sont naturellement différents. Cette altérité n’induit pas l’assignation à des rôles professionnels ; elle n’interdit pas telle ou telle fonction. En revanche, partir du postulat que nous sommes semblables, c’est faire violence au réel. Si on ne parle pas de leurs dissemblances aux jeunes, dès le plus jeune âge, on ne peut pas les aider à se comprendre.

Je ne peux être moi-même que si j’accueille tout ce qui fait ce que je suis, mes racines : mon corps, ma culture, le lieu où je suis né… Nos corps disent ce que nous sommes sans entraver la vraie liberté. Le corps sexué est le point de départ d’une éducation au réel. J’observe que beaucoup d’incompréhensions dans les couples viennent de la différence des fonctionnements féminins et masculins. Les femmes privilégient souvent l’intériorité et la relation ; les hommes l’extérieur et l’activité. Une vision égalitariste ne répond pas au désir profond des hommes et des femmes.

Si nous soulevons uniquement les différences entre les unes et les autres, n’allons-nous pas justifier les inégalités ?

Je suis d’accord avec ça. Nous devons chasser les stéréotypes injustes. Je dénonce l’amalgame entre vrais et faux stéréotypes et l’effacement des différences et des genres. Pour aider les hommes et les femmes à vivre harmonieusement et à construire la société, pour vivre une égale dignité, nous devons partir de ce qu’hommes et femmes ressentent. La part féminine et la part masculine de chacun se découvrent dans la confrontation, dans la vie en commun.

Vous parlez d’« égale dignité », mais de quelle égalité s’agit-il dans les droits et dans les faits ?

Je n’ai pas d’autre définition. Les rôles sociaux des pères et des mères dans l’éducation des enfants ne sont pas exactement les mêmes. L’important serait d’interroger chacun sur ses vrais désirs. Dans bien des cas, par exemple, des femmes sont davantage désireuses d’une conciliation (un équilibre) entre vie familiale et professionnelle, pour prolonger la relation, au départ fusionnelle, qu’elles ont eue avec leur enfant. Tandis que bien des hommes privilégient l’investissement (parfois obsessionnel) dans leur travail. Quand on essaie de forcer un congé parental identique pour l’homme et la femme, je ne suis pas sûr qu’on respecte la liberté et l’égalité des uns et des autres. Au contraire, on impose un modèle de rapport au travail indifférencié.

Quelles différences fondamentales voyez-vous entre hommes et femmes, en dehors de la différence biologique ?

La différence sexuée impacte l’ensemble de notre existence et notre manière de voir le monde. Nous sommes incapables de procréer sans l’autre sexe. Cette dépendance réciproque rayonne dans tous les aspects de nos vies.

La différence sexuée impacte l’ensemble de notre existence et notre manière de voir le monde.

Toute femme est maternelle car « toute femme enfante le monde », comme le disait Gertrud von Le Fort. Les femmes mettent moins de violence dans leur rapport aux autres, dans leur façon d’aborder la Terre et l’écologie. Je rejoins Ségolène Royal qui, lors d’une interview, expliquait qu’il y aurait moins d’instinct de prédation et de domination si on avait plus de femmes en politique 1.

Il y a, en revanche, un vrai travail à faire pour canaliser la violence masculine. Un père, en particulier, doit apprendre à son enfant à réguler ses pulsions violentes et à accueillir son corps. Les jeunes ont tous besoin d’un regard bienveillant pour découvrir leur identité. Nous devons aussi leur apprendre la beauté de l’amour fidèle.

D’autres modèles de famille existent : des familles monoparentales, homoparentales… Quelle place leur faire ?

Toutes les configurations familiales sont à prendre en compte. Mais nous devons aussi regarder en face leurs conséquences : la solitude a un coût social énorme, y compris pour les enfants. Il faut une politique sociale de la famille qui tienne compte des difficultés spécifiques des familles monoparentales.

Quant à la notion de « famille homoparentale », c’est une expression piégée : tout enfant naît d’un homme et d’une femme, même en cas d’adoption ou d’absence d’un des parents. Cette expression est un outil dialectique pour contester la parité ontologique dans l’engendrement. Mais pourquoi se couper du réel, de ce que notre nature nous dit de la différence des sexes ? Des personnes de même sexe peuvent éduquer des enfants avec amour. Il n’en demeure pas moins injuste de priver l’enfant de la précieuse symétrie père/mère.

Nous vivons dans une société liquide, où l’on ne s’engage pas. Les femmes en sont trop souvent les victimes sacrificielles : elles se laissent dominer par des hommes qui exigent n’importe quoi d’elles ; et elles sont souvent abandonnées. Nous devons sortir de cette aliénation en protégeant les femmes d’un excès de soumission et en apprenant aux hommes à les protéger. Je reste persuadé que le couple sexuellement fidèle, cœur de l’écosystème qu’est la famille durable, protège les femmes. Encourageons-le.

Quelle place devrait jouer l’école pour accompagner les jeunes dans la découverte de leur vie affective ? Quelle complémentarité entre école et famille ?

De manière globale, l’enjeu est d’éviter la concurrence entre elles. Lorsque la famille est suspectée de transmettre des stéréotypes que l’école entend effacer, c’est un vrai problème. Nous devons reconnaître la souveraineté de la famille. Aucune structure étatique n’est capable de la remplacer. L’État ne doit faire irruption dans la famille qu’à contrecœur, dans des situations liées à la protection de l’enfance par exemple.

Certains sujets relèveraient-ils plus du domaine de la famille ?

La dimension collective des séances d’éducation sexuelle proposées à l’école n’est pas toujours adaptée aux questions des jeunes et à leur sensibilité. Certes, il y a aussi un vrai risque que d’autres se chargent d’y répondre mal : le « porno » ou la cour de récréation… Dans les deux cas, des jeunes peuvent se voir imposer la découverte de réalités pour lesquelles ils n’étaient pas prêts. Si l’école laisse à croire que filles et garçons sont interchangeables ou qu’un « changement de sexe » est anodin, il faut que les parents soient résistants, capables de rétablir la vérité avec leurs enfants. Les parents se sentent responsables de leur enfant, jusqu’à la fin de leur vie. Le respect de l’intimité familiale fait défaut dès lors que des éducateurs pensent remplacer les parents.

Mais je redoute aussi le silence de ces derniers qui ont un rôle délicat à jouer : comment ajuster au mieux les réponses apportées aux enfants tout en ayant ses propres questionnements à gérer ? Peut-être faut-il davantage s’appuyer sur des structures extérieures, comme TeenStar ou d’autres, qui proposent des sessions mères-filles ou pères-fils.

Quel peut-être le rôle de l’éducation affective, relationnelle et sexuelle (EARS) sur ces sujets ? Comment faire face à la violence dans les rapports sociaux, particulièrement entre garçons et filles, que ce soit en amitié et en amour ?

Si on y aborde uniquement la dimension technique de la « génitalité », on ne comble pas les désirs d’amour profond des cœurs. La dimension affective est essentielle dans ces séances. Aujourd’hui, les modèles sociaux sont beaucoup dans la prédation. Il suffit de voir la façon dont le « porno » « éduque » les jeunes avec des stéréotypes violents et dérangeants : on impose des codes de virilité et de féminité qui ne reflètent en rien la réalité. Il s’agit de fantasmes culpabilisants qui encouragent à des passages à l’acte violents non consentis. Nous devons transmettre dans ces séances d’EARS la beauté de la patience, de la fidélité et de la différence des sexes, pour un amour durable, au-delà de la seule prévention. En reconnaissant une dissymétrie entre les désirs masculins et féminins, nous les aidons à construire une vie sexuelle où chacun prend soin de l’autre.

La société a pris conscience de cette violence. Certaines études montrent que la galanterie permet de codifier une certaine violence masculine pour protéger les femmes et mieux les respecter, pas seulement celles qui sont mères. La société doit apprendre aux hommes et aux femmes à apprivoiser leurs désirs pour que les plus fragiles n’en fassent pas les frais.

 

Sources

Revue Projet du 11 février 2019

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