Gestion publique de l’eau : de l’intérêt général au bien commun

26 Août, 2017 | Non classé

Didier Christin, Ingénieur agronome et Docteur en sciences politiques, travaille sur la réactualisation des pratiques de gestion en commun, notamment dans le domaine de l’eau et du vivant, en France et à l’étranger. Il nous questionne sur la manière de gérer durablement l’eau et celle des milieux aquatiques.
Cet article est issu du livre “Société de Bien Commun, pour changer la donne à hauteur d’homme”.

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La gestion individuelle, c’est celle par laquelle chacun va affecter son temps, son énergie, ses moyens, pour… satisfaire ses intérêts dits individuels : c’est le cas par exemple d’un agriculteur qui, un matin d’été, va se lever tôt (rien ne l’y oblige) pour aller irriguer son champ, afin de sauver sa récolte et par là-même ses revenus.
La gestion collective (par délégation), c’est celle par laquelle un groupe d’acteurs va déléguer à quelques-uns la responsabilité de prendre des décisions qui s’appliquent à tous. En démocratie, par exemple, la population d’un pays élit des représentants qui votent des lois afin de satisfaire à l’intérêt général. Sur l’eau, des lois fixent des limites pour les prélèvements afin, d’une part, que chaque usager puisse avoir accès à l’eau et non qu’un seul épuise la ressource à son seul profit et, d’autre part, de s’assurer que la somme des prélèvements ne mette pas en péril la bonne santé des milieux aquatiques (les poissons, etc.).
La gestion en commun est, elle, plus délicate et difficile à appréhender pour nous tant nos sociétés modernes baignent dans un mode de pensée et d’action « individual-collectif ». Elle a pourtant longtemps existé dans nos campagnes et perdure encore, souvent difficilement, dans certains territoires, ici et ailleurs. Par exemple, dans une oasis au Maroc, toute la communauté participe activement selon ses moyens à l’entretien des canaux d’irrigation qui desservent l’eau pour tous (envoyer son enfant pour y travailler, travailler soi-même, préparer à manger pour les travailleurs, fournir du matériel…). Ses modalités d’implication sont discutées et validées ensemble et peuvent évoluer au gré des saisons, de l’évolution du climat, de la santé des uns et des autres… De même, pour l’arrosage des parcelles, il existe des « tours d’eau » entre les secteurs de l’oasis et les parcelles, selon des règles là encore élaborées et validées au sein de la communauté. Pour autant, pour avoir de l’eau dans son champ, il faut encore que chaque propriétaire construise un « petit barrage » temporaire dans le canal pour que l’eau déborde dans sa parcelle, répartisse cette eau, remette en l’état le canal une fois son tour fini, etc. Cela n’a rien à voir avec une gestion « par délégation » ou une gestion purement « individuelle », car chacun fait au quotidien ses propres arbitrages entre l’énergie qu’il va investir à satisfaire ses besoins et celle passée à contribuer à ce que tous les membres de la communauté aient accès à l’eau. C’est là l’espace du commun. De telles pratiques et modalités de gestion s’observent encore dans le sud de la France, pour les réseaux gravitaires, dont certains fonctionnent depuis plusieurs centaines d’années.

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PREMIÈRES LOIS SUR LA GESTION DE L’EAU EN FRANCE

Dans quelle mesure la gestion de l’eau en France laisse aujourd’hui place à une « gestion en commun moderne » ? Nous partons d’une approche stratégique du commun, à savoir qu’une gestion en commun ne se décrète pas. C’est par le fait que des personnes autonomes (publiques et/ou privées) se reconnaissent, se constituent et s’organisent en tant que communauté titulaire d’un « patrimoine commun » – et donc le prennent en charge comme tel – qu’un élément, matériel ou immatériel, devient le patrimoine commun de cette communauté.
Dans les années 1960, la dégradation des eaux superficielles, des eaux souterraines et des milieux aquatiques se généralise en France, ce qui va conduire le législateur à intervenir pour les protéger. L’objectif est de concilier développement industriel et urbain, puis, plus tard, agricole, et préservation des eaux et des milieux aquatiques. C’est l’esprit de la première grande loi sur l’eau de 1964. Pour répondre à ces enjeux, celle-ci va innover en instituant une gestion par bassin versant à laquelle vont être associés les « usagers de l’eau » qui, dans les textes, sont censés concerner toute la population tant l’acception retenue est large : « l’existence d’une relation d’usage avec l’eau, quelle qu’en soit sa forme ».  Mais, d’une certaine façon, cette politique va se construire en ignorant ou en ne prenant pas en compte toutes les communautés d’acteurs engagées dans leurs territoires, depuis des siècles, à gérer les risques, à se répartir l’eau, à prendre soin des milieux… Dans une nouvelle loi, en 1992, il va être reconnu et affirmé que « l’eau fait partie du patrimoine commun de la nation. Sa protection, sa mise en valeur et le développement de la ressource utilisable, dans le respect des équilibres naturels, est d’intérêt général ». Cette formulation, où « patrimoine commun » et « intérêt général » peuvent paraître interchangeables, n’est donc pas sans une certaine ambiguïté. D’où une interrogation : finalement, dans les faits, les politiques qui se sont succédé depuis 1964 ont-elles permis de faire émerger, dans la diversité des situations et des territoires français, des communautés d’acteurs ouvertes à « toute la population » et qui se conçoivent comme titulaires d’un patrimoine alors devenu commun ?

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ENTRE RÉALITÉ ET VOLONTÉ AFFICHÉE

Aujourd’hui, force est de constater qu’en France, la gestion de l’eau repose avant tout sur les pouvoirs publics (Union européenne, État, Agences de l’eau, syndicats intercommunaux et communes…).  Pourtant, les textes récents (Directive cadre européenne sur l’Eau de 2002 et loi sur l’eau de 2006) se veulent de plus en plus participatifs.
Pourquoi ce décalage entre la volonté affichée et la réelle mobilisation des « acteurs de l’eau » dans leurs territoires ? Plusieurs raisons à cela. Ces dispositifs participatifs institutionnels sont tournés vers la réalisation de documents de planification et non vers la gestion de l’eau en tant que telle. Ils visent à mieux « décider ensemble » et non à mieux « agir ensemble ». Ils abordent la gestion de l’eau comme des problèmes à résoudre et non comme des projets positifs que les personnes se donneraient à elles-mêmes avec et pour les autres et les milieux. Ils invoquent la responsabilité, les droits et les devoirs de chacun, et ils visent à changer « de l’extérieur » les comportements, plutôt qu’à « libérer les énergies précieuses et cachées dans nos communautés ». Ils penchent enfin clairement du côté de l’atteinte des objectifs dits d’intérêt général plutôt que vers ceux des acteurs dans leurs territoires. De fait, la conception de ces politiques repose sur l’acception largement répandue que : « inévitablement, les humains dégradent les ressources naturelles en les utilisant », là où pourtant il est observé dans les territoires que « des règles constructives de gestion des ressources et de normes ont été intégrées dans de nombreuses cultures et sociétés » (Pretty). D’où sans doute leur objectif ultime de chercher à revenir à un état « le plus naturel possible », c’est-à-dire sans et avant toute intervention humaine. Perspective peu mobilisatrice pour ceux qui vivent au plus près des ressources en eau…

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LIBÉRER LES POTENTIELS D’IMPLICATION

Les limites des dispositifs participatifs institutionnels conduisent à freiner la reconnaissance et à brider l’émergence de « communautés de co-acteurs » centrées sur l’amélioration de la gestion de l’eau. Dépasser ces limites, afin de libérer le potentiel d’implication des habitants des territoires aux côtés des pouvoirs publics, nous semble plus que jamais un enjeu majeur tant la dimension « complexe et multi-acteurs » de la gestion de l’eau est devenue une réalité incontournable. Faut-il pour cela chercher à adapter à tout prix ces dispositifs institutionnels ?
Nos recherches et notre pratique nous font penser que non. Il s’agit plutôt d’innover dans la gouvernance territoriale, sans opposer « dispositifs territoriaux » et « dispositifs institutionnels ». Bien au contraire, ces derniers pourraient devenir facilitateurs, protecteurs, instituants et contributeurs de ces dispositifs territoriaux.
Quel rôle attendu pour de tels « dispositifs participatifs territoriaux » ? Ils doivent avant tout se focaliser sur l’attention constante à porter à ce que l’implication active des multiples acteurs concernés perdure, en intensité et dans le temps. Or, il n’est ni souhaitable ni possible de « forcer » cette implication, en cherchant par exemple à l’activer par des stimulus « extérieurs » comme ceux provenant du Marché ou de l’État, au risque d’obtenir l’effet inverse à celui recherché et trop souvent observé, à savoir le désengagement des acteurs les plus importants car les plus directement concernés. La mobilisation des acteurs pour qu’elle soit réelle et durable repose avant tout sur des ressorts d’implication « intérieurs ». Elle ne peut donc être que libre et volontaire. C’est là tout le sens et l’intérêt de la « gestion en commun ».
Plus opérationnellement, la mise en place d’une « gestion en commun » peut être activée par une fonction de facilitation lors de deux phases clés d’une dynamique d’acteurs. Dans un premier temps, par la formalisation d’un dessein commun permettant aux acteurs concernés de s’accorder sur une vision partagée de la situation et d’exprimer leur accord sur le « problème » et sa « solution » et donc de se constituer en une communauté d’acteurs. Dans un deuxième temps, par l’animation de dispositifs de gouvernance territoriaux permettant à cette communauté de faire vivre et d’actualiser ce dessein commun que les acteurs se donnent à eux-mêmes, qui suppose la participation constructive de tous, et où chacun négocie librement ses modalités d’engagement.

 

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