Moi tout seul, pas capable !

2 Fév, 2017 | Non classé

Gilles le Cardinal est professeur émérite en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Technologie de Compiègne (UTC). Dans le cadre du parcours Cap 360°,  il livre sa réflexion sur le thème « se relier ».

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« J’ai changé d’orientation professionnelle après 10 de recherche et d’enseignement en conduite de procédés industriels.

Une rencontre avec René, personne accueillie à l’arche de Jean Vanier, que je connaissais vaguement, en a été la cause. Il est venu me voir un jour en me disant :

« Je veux être autonome, mais moi tout seul pas capable, Gilles, j’ai besoin de ton aide. »

Tissu de contradictions, me suis-je dit intérieurement :

  • Vouloir vivre quelque chose dont on se sait pas capable… est-ce bien raisonnable ? ;
  • En plus, ce « quelque chose » est l’autonomie, que je définissais alors faussement par : « Savoir se débrouiller tout seul » ;
  • et pour comble, pour devenir autonome, il me demande de l’aide…

Cette phrase s’est pourtant plantée dans mon cœur si profond que d’abord j’ai accepté de répondre à sa demande. Ce que j’aurais dû lui répondre, mais je ne l’ai trouvé que 20 ans plus tard, c’est :

« Tu veux être autonome, il ne tient qu’à toi, René, de le devenir. Mais si tu me demandes de l’aide, je t’aiderai ».

Engagé à titre bénévole, dans une équipe du service d’accompagnement pendant trois ans, j’ai changé de domaine de recherche, de l’automatique vers la communication interpersonnelle tout simplement pour comprendre ce que je vivais avec René et les autres.

Regardant dans le dictionnaire, j’ai lu la définition philosophique : « est autonome (auto-nomos) celui qui sait se donner les règles ou les lois avec lesquelles il veut vivre ».

A partir de là, René m’a fait faire plusieurs découvertes :

  • La première, c’est de distinguer l’autonomie et l’indépendance. Nous passons tous par les étapes suivantes : dépendance de l’enfant, contre dépendance de l’adolescent, indépendance du jeune adulte vis-à-vis de ses parents, interdépendance acceptée à l’âge mûr.
  • La deuxième, c’est que l’autonomie est liée a la capacité à discerner clairement ce que l’on sait et peut faire seul et ce pourquoi on a besoin des autres et donc d’aide.
  • Etre autonome est lié à l’idée d’appartenir et de construire un réseau relationnel où trouver les ressources nécessaires dont je ne dispose pas moi-même. Ce réseau est constitué de personnes dont je connais les aptitudes, en qui j’ai confiance et à qui je peux m‘adresser quand j’ai besoin d’eux et de leurs compétences.
  • Etre autonome, c’est justement être capable de former des projets audacieux que je ne pourrais pas réaliser seul, donc de façon indépendante, mais qui nécessite de construire une équipe réunissant toutes les compétences nécessaires. En effet, celui qui veut être indépendant, est en fait dépendant de ses propres capacités. Ses projets sont limités à ce qu’il est capable de faire seul.

Fort de ces 4 idées, nous avons pu en équipe du service d’accompagnement répondre à une question de la communauté de l’Arche : est-il possible de prévoir quand un adulte porteur d’un handicap, actuellement en institution, sera capable de vivre en studio sans éducateur à ses côtés ? Et si la réponse est positive, comment l’accompagner dans cette voie ?

Après de longues réflexions en équipe, passant par des listes d’aptitudes très longues, contredites par les personnes que l’équipe accompagnait alors en studio, il nous a semblé qu’il fallait imaginer non pas des aptitudes concrètes comme : savoir faire la cuisine ou laver son linge, mais une méta-aptitude qui serait :

« Savoir identifier l’aide dont on a besoin et trouver dans ses relations la personne qui saura y répondre positivement ».

Si une personne ne sait pas demander de l’aide, il est nécessaire que quelqu’un, un éducateur par exemple, lui apporte l’aide dont il a besoin sans qu’il le demande. Il est alors dépendant de celui qui est à ses côtés.

Cela nous a conduit à formuler la définition suivante :

« Est autonome ou susceptible de le devenir, celui qui sait demander et obtenir l’aide dont il a besoin pour formuler ses projets et les réaliser ».

Cette définition est extrêmement opérationnel et ouvre tout de suite à une méthode d’accompagnement vers l’autonomie :

« Apprendre à identifier quand on a besoin d’aide et savoir demander cette aide à une personne de son réseau relationnel qui pourra la donner »

J’ai alors découvert que cette définition, si précieuse pour les personnes fragiles, s’appliquait aussi très bien à moi. Responsable d’une équipe, je n’ai jamais défini un projet de recherche ni ne l’ai réalisé seul.

J’ai alors découvert le lien avec la définition des philosophes : pour construire une équipe qui coopère, il est important de co-construire des règles de bonnes pratiques et les mettre en application dans nos interactions pour que chacun mette ses compétences au service du projet commun. C’est en acceptant de se relier pour une finalité commune que nous pouvons réussir des projets audacieux que nous serions incapables de réaliser seul. C’est la condition pour bénéficier d’une intelligence collective capable d’innovation, de découvertes de nouvelles connaissances par le croisement des savoir et des savoir-faire, comme aime à la dire ATD-Quart monde.

La relation avec l’autre différent (pas seulement l’autre compétent et fort mais avec l’autre fragile) nous fait rentrer dans l’interdépendance avec ses joies et ses difficultés.

N’est-ce pas précisément la maturité de l’autonomie ?

« Savoir gérer nos interdépendances ». Ses aspects difficiles, comme les  tensions, l’agressivité, la jalousie, les conflits… Et ses aspects gratifiants : amitié, entraide, convivialité, émergence d’innovations…

L’interdépendance nous fait rentrer dans la notion de « complexité ». Or, le mot complexe vient du latin « complexus » qui signifie « tissu ». Un tissu se fabrique en entrecroisant des fils de trame (logique horizontale) et des fils de chaine (logique verticale). Ainsi leur interdépendance leur permet de passer de la dimension linéaire de chaque fil pris indépendamment, à la dimension de surface qui surgit de leurs interactions fortes et de leurs logiques différentes. Accepter de se relier avec les autres différents – soit accepter d’y engager et donc d’y perdre une partie de notre liberté – est la condition qui nous permet d’accéder à une autre dimension de notre humanité : la communion à laquelle on n’accède qu’en passant des alliances durables.

Alors n’hésitons pas à lancer à nos enfants et à nos amis les injonctions apparemment paradoxales suivantes : « Sois autonome, demande de l’aide ! » & « Pour être vraiment libre et créatif, passe des alliances durables ! »

 

 

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