Pierre-Yves Gomez : réflexions sur l’avenir du travail

19 Sep, 2018 | Non classé

Lors des rencontres du travail, organisées le samedi 2 décembre 2017 à Toulouse, Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du CEH, a présenté le fruit de sa réflexion sur l’avenir du travail

Pierre-Yves Gomez : « Je vais développer mes propos en trois temps. Le premier : comment l’emploi est devenu le cœur de l’activité humaine dans les sociétés occidentales ; le second  sera consacré à la description de la crise ; le dernier dressera quelques questions autour de l’évolution de la société et de l’entreprise.

Je vais vous montrer comment on a réduit le travail à l’emploi et pourquoi dans les années 50, ce qu’on a appelé le compromis fordien, mis en place après la guerre, va organiser l’ensemble des sociétés occidentales jusqu’à la crise du travail qu’on est en train de vivre aujourd’hui.

 Réduction de la notion de travail au seul terme d’emploi

« Le cœur de l’économie, c’est le travail humain »

C’est le travail qui créé la valeur. En économie, le capital est au service du travail, ce qui permet d’acheter des machines, de la compétence, de déployer du travail et le capital financier est lui-même au service de l’ensemble de l’économie. Mais le cœur de l’économie, c’est le travail humain et ça sera toujours le travail humain. Si les humains ne travaillent pas, il n’y a plus d’économie. J’insiste car on dit aujourd’hui beaucoup de choses sur le grand remplacement des humains par les robots – ce qui est une bêtise sur le plan économique : il n’y aura jamais de remplacement du travail humain par une quelconque machine – il y aura un remplacement d’activités humaines mais pas du travail sauf à remplacer le cœur même de notre fonctionnement depuis près de 10 000 ans, soit depuis que l’homme fabrique des outils. Le travail permet la création de richesse, qu’elle soit évaluée sur des marchés ou par le biais de relations interpersonnelles. Cette richesse peut être marchande ou non marchande mais c’est le travail qui la créé. Le travail, ce sont ces six grandes catégories d’activité, la première est la plus importante : c’est le travail domestique, il est indispensable à la survie des sociétés.

Vient ensuite le travail associatif, en France : 12 millions de bénévoles, 65 % sont des retraités (ce qui signifie que, contrairement aux idées reçues, on ne s’arrête pas de travailler lorsqu’on sort d’une entreprise ; on continue différemment, voilà tout). Nos sociétés occidentales sont fondées largement sur le bénévolat et le système de rente qui s’appelle retraite permet d’effectuer un travail après l’emploi, indispensable à la vie dans la société.

Troisième type de travail, le travail collaboratif. Pour organiser ce colloque aujourd’hui, il y a eu un travail collaboratif, ce type de travail est aujourd’hui en train d’exploser du fait d’internet.

Quatrième type de travail, le travail du client, du consommateur. Un exemple : alors qu’il y a quelques années, on pouvait trouver un pompiste à la station-service, aujourd’hui, ce travail est réalisé par le client. Nous internalisons tous les jours un tas de travaux et le client réalise une part croissante des activités de production.

Il était question ici du travail non rémunéré, la seconde grande partie s’articule autour du travail rémunéré, l’emploi, qui regroupe 88 % de salariés et 12 % d’indépendants. Sur l’ensemble de ces activités humaines, on estime que la partie non rémunérée représente 50 % et celle qui l’est 50 % également. À l’échelle d’une vie, le travail rémunéré représente environ 24 % contre 76 % pour le travail non rémunéré.

Alors pourquoi le travail est égal à l’emploi ? C’est que depuis les années 70, l’économie s’est construite de façon à mettre l’accent sur le travail rémunéré et à faire disparaître le travail non-rémunéré pour des raisons économiques. Ce dernier conduit à une consommation non marchande – l’éducation des enfants au sein de la famille, par exemple, correspond à un service qui est consommé par ces derniers – tandis que le travail rémunéré permet une consommation marchande, donnant lieu à un revenu. On a donc une boucle qui se forme à travers les trois agrégats que sont le travail rémunéré, le salaire et la consommation. Mais ces deux formes de travail, bien qu’existantes toutes deux, ne sont pas reconnues de la même manière. Le travail rémunéré correspond à la richesse économique visible quand celui qui est non-rémunéré, lui, reste invisible. Dans les 1.8 point de croissance, on néglige la partie grise, non marchande, et elle reste difficile à quantifier car les statistiques économiques ont été construites de sorte que le travail rémunéré permette de couvrir toutes les activités humaines, pour que les revenus perçus permettent de couvrir toutes les consommations. Cette construction fait référence au compromis fordien : le pouvoir d’achat doit être suffisant pour recouvrir l’ensemble des consommations, à tel point qu’on a fini par appeler « travail » seulement la partie qui donne lieu à une rémunération.

Voilà à quoi correspondait notre société jusque dans les années 2000.

Crise de ce modèle, tensions dans les organisations

« Travail : sens & autonomie vs sécurité »

On a par la suite assisté à une révolution technologique qui a changé les modalités du travail. La crise du travail a commencé dans les entreprises. La personne qui fait un travail non rémunéré est autonome et peut définir le sens de son travail. Dans le cadre du travail rémunéré, nous ne définissons pas le sens du travail mais ce désavantage peut être compensé, dans le milieu salarié, par  la sécurité qui nous est proposée. Ce que nous perdons donc en autonomie, on le gagne en sécurité.

Mécanisation

Alors à quoi est due cette perte d’autonomie ? Elle s’est enclenchée notamment du fait de la mécanisation, qui nous impose des rythmes et qui nous renvoie constamment à notre travail : quand on observe le flot d’emails qui nous parvient chaque jour, et ce que ce soit au travail ou à notre domicile, on s’en rend bien compte.

Mondialisation

La mondialisation a aussi joué un rôle déterminant dans cette perte de sens et d’autonomie car nous dépendons aujourd’hui de réseaux de production, de chaines de valeurs internationales de plus en plus longues.

Financiarisation

Un dernier facteur qui accentue encore d’avantage cette perte d’autonomie et de sens est la financiarisation, soit l’importance grandissante du recours au financement par endettement des agents économiques. Elle peut se traduire entre autres par des changements inopinés de stratégies lorsque les actionnaires le décident.

… puis vient la crise

Mais avec la crise, et du fait de ces trois facteurs, on a perdu en sécurité, le temps des carrières tracées au sein d’une même entreprise, d’un même groupe est aujourd’hui révolu. Il ne s’agit pas nécessairement d’une vie d’insécurité mais la sécurité qui était avant assurée ne l’est plus. La grande promesse du compromis fordien n’est plus tenue et la crise de sens au travail s’enracine avec ce sentiment qu’on nous demande beaucoup mais que notre place au sein de notre entreprise peut être facilement remise en question. Pourtant, l’être humain étant intelligent, il va chercher du sens ailleurs, dans la partie non marchande, d’où ce retour aux associations, à la famille, on compense la perte de sens au travail par le sens que l’on retrouve ailleurs, les entreprises salarient des personnes qui trouvent du sens à l’extérieur de leur cadre de travail.

Diffusion de la technologie

« La digitalisation génère aussi l’explosion du travail non marchand »

La diffusion de la technologie a créé un véritable séisme. Lorsqu’on s’est mis à digitaliser l’information dans les années 2000, elle s’est diffusée par les réseaux à travers le monde à une vitesse impressionnante. La rupture technologique = digitalisation + réseaux. On peut tout transformer en information, le transport se fait à coût nul, les sources sont inépuisables et toujours croissantes… une révolution technologique, donc. Les conséquences pour les entreprises ne tardent pas à se faire sentir et ces dernières doivent opérer des changements de processus voire supprimer des postes.

Selon le dernier rapport du BCG, 800 millions d’emplois seraient détruits par la robotisation d’ici 2030. Mais bien que de nombreuses estimations se multiplient sur le sujet, personne n’en sait rien réellement. Lors d’une grande enquête internationale, 2500 experts de l’emploi au niveau mondial se sont exprimés à ce propos, 50 % pensent que la robotisation va mener à une destruction de l’emploi alors que les 50 % autres non. L’économie numérique permet aussi de créer des tas de marchés, via des plateformes qui sont des marchés virtuels. Se multiplient alors des travails indépendants. Mais il est faux de dire qu’on assiste à une explosion du travail indépendant, 20 %, c’est le nombre d’entre eux en 1980 contre 12 % aujourd’hui.

Une nouvelle conséquence de cette révolution, c’est que maintenant nous rentrons chez nous avec les moyens de production de l’entreprise, qu’il s’agisse de nos portables ou de nos ordinateurs, ce n’était pas quelque chose que l’on observait autrefois. Et ces mêmes outils de production, qui font circuler l’information, ont fait grossir le travail collaboratif. Une partie du travail bénévole a pu se développer, tel que Wikipédia, qui est à ce jour est la plus grosse encyclopédie jamais imaginée avec des milliers de contributeurs bénévoles. La digitalisation, c’est donc aussi l’explosion du travail non marchand.”

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