Ce mois-ci, c’est Tiphaine, membre du conseil de gouvernance du Courant pour une écologie humaine, qui propose une saine lecture. Découvrez “À l’abandon – Quand la nature reprend ses droits” de Cal Flyn, paru en avril 2024 aux éditions Paulsen.

À l’abandon : de quoi ça parle
Ce n’est pas une promenade du dimanche à laquelle nous invite l’autrice de ce livre atypique. C’est plutôt une quête, évoluant dans des paysages désolés, en marge de la civilisation.
Des terrils abandonnés de la Révolution industrielle anglaise, à la ville de Pripiat jouxtant Tchernobyl, en passant par les îles Bikini ravagées par des essais nucléaires, par Verdun ou la zone tampon entre Corée du Nord et Corée du Sud, Cal Flyn est partie explorer des territoires abandonnés, liminaux, massacrés, et elle nous emmène avec elle en décrivant ce qu’elle a observé. Car le temps a fait son œuvre, et voir ce qu’il en résulte rend son propos passionnant.
Dans des endroits que le commun des mortels préfèrerait ignorer, du fait de la guerre, de l’industrialisation à outrance, ou simplement à cause de catastrophes naturelles, dans ces lieux inhabitables, la faune et la flore s’adaptent, colonisent à nouveau et font preuve d’une créativité étonnante. Avec un œil de naturaliste, l’ancienne journaliste du National Geographic nomme précisément ce qu’elle découvre et donne son avis en pointillés. Nous apprenons avec elle que des plantes peuvent décontaminer des sols saturés de métaux lourds, qu’un troupeau de vaches abandonné retrouve des instincts sauvages après plusieurs générations, ou que la surface forestière des États-Unis est bien plus élevée maintenant qu’en 1920. Dans ces lieux aux allures de déserts apocalyptiques, elle croise quelques individus, ermites post-modernes qui viennent profondément interroger le modèle de société qu’ils ont quitté.
À l’abandon : l’avis de Tiphaine
Les quelques photos insérées par-ci par-là au milieu du livre confirment vite une première impression : jamais je ne ferai ces voyages. Heureusement que Cal Flyn les a faits pour moi et qu’elle les raconte si bien, parce qu’ils n’ont rien d’une promenade de santé. Lacs pollués, bâtiments abandonnés, barbelés, on est loin des images de carte postale de lieux paradisiaques. Malgré tout, ils possèdent un grand intérêt, que l’écriture vient mettre en relief en complétant la visite par des résultats d’études scientifiques, d’autres écosystèmes mis en parallèle, ou encore par des références littéraires – principalement anglosaxonnes.
La sensation désagréable du début, qui fait penser que la planète se porterait bien mieux si l’humanité n’existait pas, s’estompe au fur et à mesure des rencontres relatées et des faits rapportés. L’apport philosophique reste mince, et il serait tentant d’analyser certaines des situations rencontrées à l’aide des critères des Convers’actions élaborés par le Courant pour une écologie humaine.
Ce qui ressort en premier de cette lecture, c’est que nous avons un devoir : ne pas reproduire les erreurs de nos prédécesseurs ; la nature ne peut pas tout endurer, les écosystèmes sont fragiles et nous savons désormais que nous ne pouvons pas les exploiter sans limite. Le deuxième point, c’est que des lieux devenus inhabitables ne le sont pas pour une partie de la faune et de la flore, mais ils le restent durablement pour l’être humain. Est-ce ce que nous voulons ?
De nombreux exemples indiquent la nécessité de prendre son temps pour comprendre les milieux vivants avant d’intervenir. Certaines initiatives écologistes ont fait plus de mal que de bien, parce qu’elles ont été trop rapides et n’ont pas pris en compte toutes les dimensions de problèmes qui demeurent complexes.
Enfin, last but not least, comment ne pas s’émerveiller devant la capacité d’adaptation des espèces animales et végétales ?
À l’abandon : extraits
« Dans le Colorado, le Rocky Mountain Arsenal, ancien site de production d’armes chimiques allant du sarin au gaz moutarde, a été déclaré refuge faunique après que des nids de pygargues à tête blanche, une espèce alors menacée, y ont été repérés en 1986. Chiens de prairie, cerfs mulets, faucons, hiboux et coyotes élisaient aussi domicile dans les champs abandonnés, interdits d’accès depuis la Seconde Guerre mondiale, et ainsi protégés de l’expansion urbaine de Denver, qui cerne aujourd’hui le site sur trois côtés. Les bisons ont été récemment réintroduits, et la vie sauvage semble s’en sortir malgré les dangereux produits chimiques que l’on croit toujours présents dans les eaux souterraines. »
« Dans les années 1980 et 1990, cette espèce invasive éveillait de nombreuses inquiétudes. Les scientifiques s’alarmaient de constater la vitesse à laquelle l’arbre-parapluie se propageait dans la forêt, bien au-delà du secteur où il avait initialement été planté, au détriment des espèces endémiques. […] Cependant, bien qu’ils soient très répandus, la propagation des arbres-parapluies n’a pas été aussi catastrophique qu’on l’avait anticipée. La première vague ayant atteint sa maturité, il est devenu évident que son taux de reproduction avait ralenti. Dans le tapis forestier de plus en plus ombragé à leur pied, leurs propres rejetons cédaient du terrain aux espèces endémiques, qui reprenaient le dessus et revendiquaient leurs sols. »
À l’abandon : à propos de Cal Flyn
Née en Ecosse, à Inverness dans les Highlands, Cal Flyn a démarré sa carrière comme journaliste d’investigation pour de nombreux journaux anglophones (The Sunday Times, The Telegraph, The Guardian, National Geographic), avant d’entamer une activité littéraire non fictionnelle. Son premier essai, Thicker than Water, paru en 2016, aborde le sujet du colonialisme et de la culpabilité intergénérationnelle. Davantage tournée vers l’écologie, elle part explorer les espaces abandonnées de notre planète pour rédiger cet opus, dont le titre original est Islands of Abandonment, et qui lui a valu le titre de Sunday Times Young Writer of the Year en 2022, le prix le plus influent du Royaume-Uni et d’Irlande pour les jeunes écrivains, et le prix EM Forster de l’American Academy of Arts & Letters. Elle habite désormais sur une île de l’archipel des Orcades, région sauvage de l’Ecosse.
Dernier coup de cœur Lecture : Cœur de Thibault de Montaigu