Débattre sans se combattre : comment atteindre un consensus ? – Gilles Le Cardinal

16 Mai, 2025 | ART & COMMUNICATION, SOCIÉTÉ DE BIEN COMMUN

Professeur émérite en sciences de l’information et de la communication, Gilles Le Cardinal a consacré sa carrière à développer des méthodes innovantes pour favoriser l’écoute, la confiance et la compréhension interpersonnelle. Il livre ici le fruit de son expertise : comment parvenir au consensus, en dépit de la complexité des relations humaines ?

Cette intervention a eu lieu dans le cadre du forum 2025 du Courant pour une écologie humaine, sur le thème “Comment débattre sans se combattre ?“.

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul »

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul », nous dit la Genèse.

La rencontre est à l’origine de toute vie en société. Il ne s’agit pas simplement de croiser l’autre, mais de vivre une véritable rencontre, fondée sur l’écoute, l’intercompréhension et la co-construction d’un projet commun. Cette dynamique est essentielle, à la fois pour l’épanouissement personnel et pour le « vivre et travailler ensemble ». Pourtant, la rencontre nous confronte à un paradoxe fondamental : nous aspirons à l’autonomie, pour exprimer pleinement notre singularité, tout en étant conscients de notre profonde interdépendance avec les autres. Et puisque chacun de nous est unique, la rencontre fait naturellement émerger des différences. Or, si la différence peut être une richesse, elle peut aussi devenir source de tensions et de souffrances. Il n’est pas toujours facile d’accueillir un point de vue autre que le sien, ni d’accepter qu’il puisse exister plusieurs vérités.

« La souffrance de la différence n’est acceptable que dans la joie de la reconnaissance » dit Denis Vasse (Le poids du réel, la souffrance, Le Seuil, 2001). La souffrance générée par la différence est première mais peut être dépassée par la reconnaissance de l’« Unique » de l’autre. Comme les différences sont difficiles à gérer, nous avons la tentation de les supprimer, soit en évitant la rencontre, en refusant d’écouter, soit en disqualifiant et même en éliminant symboliquement ou même physiquement l’interlocuteur.

Différents types de rencontres

Jurgen Habermas, le grand philosophe de la communication, distingue deux types de rencontres (Théorie de l’agir communicationnel, Jurgen Habermas, éditions Fayard, 1997) :

  • « La rencontre d’intercompréhension » qui cherche à mieux connaître son interlocuteur, sa logique, ses convictions, sa représentation du monde.
  • « La rencontre finalisée » qui a pour but de définir une finalité commune et de se coordonner pour l’atteindre, dans le cadre d’un plan d’action concerté.

Dans une rencontre d’intercompréhension, le dialogue permet d’atteindre une connaissance approfondie de la représentation de l’autre à propos du sujet traité. Cela permet de comprendre sa logique, son diagnostic et les solutions qu’il propose. La rencontre d’intercompréhension ne recherche ni un compromis ni à concevoir un projet commun, mais à éclairer les différents points de vue en présence.

Dans le cas d’une rencontre finalisée, le dialogue et le débat permettent aussi l’identification de solutions compatibles avec les deux conceptions en présence, c’est-à-dire « le plus petit commun dénominateur des diagnostics et des solutions des interlocuteurs ». Cependant le dialogue et le débat ne sont ni les seules, ni les meilleures façons de faire, n’en déplaise aux spécialistes de la résolution de conflit qui, presque tous, prônent le dialogue comme solution unique.

Pourquoi rencontrons-nous tant de difficultés à résoudre les conflits ?

Le problème principal provient du fait que nous ne savons pas bien écouter. Nous pensons savoir écouter, mais en fait, chacun n’écoute bien que ceux qui sont d’accord avec lui.

Rien n’est plus difficile que d’écouter vraiment un autre point de vue que le nôtre. C’est pourquoi nous cherchons souvent à ne rencontrer et à n’écouter que des gens qui pensent comme nous, ce qui permet de renforcer nos convictions et nos arguments. Or, l’écoute vraie peut permettre de faire reculer nos ignorances et de faire émerger des connaissances nouvelles, issues de l’échange d’idées.

L’écoute véritable implique de suspendre son jugement dans un premier temps, de manière à mémoriser ce qu’a dit l’interlocuteur et à n’évaluer la valeur de son message que dans un second temps.

Écouter nécessite d’opérer avec méthode : séparer le jugement que l’on porte sur la personne de l’évaluation de la valeur de son énoncé. La reformulation de ce qui a été dit permet de s’assurer de sa bonne compréhension. La hiérarchisation des idées énoncées permet de mettre en évidence les plus importantes. Des règles précises facilitent l’expression et la prise en compte des différents ressentis, par exemple en interdisant de commenter un énoncé, même si nous ne partageons pas le même ressenti.

Interpréter le réel : quel recadrage ?

La communication interpersonnelle s’effectue par un échange de messages verbaux et non verbaux ; il est important de prendre conscience que ces messages donnent lieu à deux constructions de sens, celui que l’émetteur a voulu transmettre et celui construit par le récepteur. Ces deux interprétations ne sont pas identiques et peuvent même être contradictoires.

Il est important aussi de savoir que : « Tout événement, toute situation, tout message, toute personne, peuvent être recadrés positivement ou négativement ». Ce principe, affirmé par Paul Watzlavick (Une logique de la communication, éditions Le Seuil, 1972), bouleverse nos évidences. Pour le confirmer, il montre, par exemple, que la naissance, qui devrait être un événement extrêmement positif, peut être recadrée négativement (“ce n’est pas le bon moment”…) et la mort, quant à elle, événement particulièrement douloureux, peut être recadrée positivement (“Il a arrêté de souffrir”…). En fait, au-delà des deux recadrages toujours possibles, il y a autant de points de vue différents que de personnes concernées.

Nous pensons que nous pourrons toujours nous entendre avec notre interlocuteur sur les faits qui posent problème. Mais comme ils peuvent donner lieu à des interprétations très différentes, les faits ne constituent pas toujours un socle solide sur lequel s’appuyer. Que d’incompréhension quand l’un recadre un même fait positivement et que l’autre le recadre négativement !

L’image ci-dessus, souvent utilisée dans les cours de communication, est une Illustration marquante de cette ambivalence. En effet, certains peuvent y voir une jeune femme et d’autres, une vieille femme. Ces deux visions sont justes, mais incomplètes. Si on entame un débat sur cette image et que l’un ne voit que la jeune alors que l’autre ne voit que la vielle, il est voué à devenir un combat sans issue. Certes, chacun gardant son interprétation, les interlocuteurs peuvent se mettre d’accord sur le fait que cette femme porte un foulard et un manteau de fourrure, mais l’essentiel reste différent sans possibilité de s’entendre, sauf si, en échangeant leur interprétation de chaque détail, les deux protagonistes arrivent à voir les deux visages, ce qui est la véritable raison d’être de cette image.

Ressentis et coopération

Pour atteindre un consensus, ce qui a été l’objet de 30 ans de recherche universitaire, nous avons mis au point une méthodologie précise, la méthode PAT-Miroir, pour « Peurs, Attraits et Tentations en Miroir ». Son originalité consiste à passer par une étape indispensable : la construction, ensemble, d’une représentation commune de la situation traitée. Cette étape permet de dépasser les difficultés issues des différentes représentations de la situation qui génèrent des solutions incompatibles. Pour ce faire, nous utilisons la logique du « ET », adaptée aux systèmes complexes, bien différente de la logique classique du « OU » – ma solution ou la tienne – situation qui conduit à adopter la solution de celui qui détient le pouvoir.
Mais la logique du « et » ne peut s’appliquer ni dans les différentes solutions, trop souvent incompatibles, ni dans les représentations qui ne sauraient s’ajouter. Seuls les ressentis le permettent : « Tes peurs peuvent s’ajouter aux miennes, tes attraits aux les miens, tes tentations aux miennes ».

Il apparaît alors possible et efficient de décrire une situation, aussi complexe soit-elle, par l’ensemble des ressentis possibles des personnes concernées. De cette représentation commune détaillée et exhaustive de la situation, pourra se déduire des préconisations consensuelles, car élaborées ensemble à partir d’une même représentation qui permet d’accéder à un même diagnostic.

Ce diagnostic commun conduit à ce que j’appelle : « Le plus grand commun multiple » des représentations en présence. Comme les solutions découlent des représentations, une représentation commune va permettre de déboucher sur des solutions construites ensemble. Le compromis obtenu est plus large, fait de solutions satisfaisant les différents ressentis identifiés comme les plus importants : baisser les peurs, mettre en place les moyens pour satisfaire les attentes, se mettre d’accord sur les bonnes pratiques à adopter.

Le compromis ainsi trouvé est le fruit du passage par l’étape de la construction d’une représentation commune. Ce faisant, s’est constituée une intelligence collective et performante. Pour parvenir à un tel résultat, il y a deux conditions : définir une éthique de la rencontre et mettre en œuvre une méthode qui permettent de recueillir tous les ressentis sans peur d’être contredit, donc sous forme d’ateliers de créativité, comme le propose la méthode PAT-Miroir©.


Se rencontrer vraiment, ce n’est pas seulement dialoguer. C’est accepter de voir l’autre dans sa complexité, dans ses valeurs et dans ses ressentis, et construire à partir de là des solutions satisfaisantes pour vivre et travailler ensemble. Grace à ce parcours exigeant, auquel chacun aura contribué, pourra naître une coopération authentique, durable et innovante.


Découvrir une autre intervention du forum 2025 : Marie-Charlotte Clerf “Débattre sans se combattre en famille : mission impossible ?”

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