Régine Letissier est coach professionnel et fondatrice d’Olbie. Elle accompagne les dirigeants dans leurs enjeux relationnels en entreprise. Ci-dessous, elle livre quelques conseils pour devenir un manager pleinement humain.
D’où vous vient ce souhait de prendre soin de la relation humaine dans l’entreprise ?
Régine Letissier, coach professionnel : “J’ai exercé pendant plus de 20 ans dans des services financiers – dont dix ans au sein d’entreprises familiales -, soit en tant que manager, puis dirigeante, soit en accompagnement de fonctions managériales. Ces différents contextes m’ont fait prendre conscience que les difficultés relationnelles pouvaient freiner des projets ou limiter certaines performances auxquelles l’entreprise aurait pu prétendre.
J’ai notamment accompagné beaucoup de projets de transformation, sur des sujets règlementaires, d’efficience opérationnelle, etc. Il s’agissait toujours d’améliorer les performances grâce aux éléments techniques – process organisationnels, systèmes d’information, etc. C’était donc surtout le “faire” qui importait et moins l'”être” : on ne va pas forcément se préoccuper de la façon dont la personne sera touchée par ces transformations, quand elle devra, par exemple, manager non plus 4 personnes mais 10 voire 30, et qu’elle devra passer d’un management direct à un management stratégique, voire transversal. Si on n’aide pas cette personne à prendre conscience de l’impact qu’elle peut avoir dans ses relations managériales, on risque de gâcher tout un potentiel humain, à la fois son propre potentiel et celui de ses équipes..
Et cela a des conséquences très concrètes sur la mise en place de projets, d’outils et le développement des équipes ; j’en ai vu certains se déployer dans une belle dynamique mais finir par tomber à l’eau au bout de 2/3 ans. Pourquoi ? Parce que l’humain – les équipes, le manager – n’était pas suffisamment impliqué dans ces projets de transformation.
Or, je n’aime pas le gâchis ! Cela m’a donné envie de m’intéresser au coaching, pour aider chacun à prendre conscience de qui il est, à ne pas se laisser entraîner par des habitudes, des automatismes, qui peuvent avoir des effets néfastes sur ses collaborateurs et donc, par conséquence, sur les résultats de l’entreprise.
Comment s’y prendre, concrètement, pour prendre soin des relations humaines ?
Si vous voulez prendre soin des relations humaines – dans le cadre de l’entreprise mais pas seulement – la première des choses est de bien se connaître soi-même.
De fait, la première qualité du manager est de s’entourer de compétences complémentaires, afin de pouvoir s’y référer. Cela suppose un haut niveau de connaissance de soi, très étroitement lié à son niveau de confiance en soi.
Si je n’ai pas assez confiance en ma capacité à diriger, on peut être sûr que cela va entraîner des tensions relationnelles avec mes équipes.
Il est donc nécessaire d’être au clair sur ses capacités, son intention, sa vision, ses qualités et ses limites. D’autant que le manager doit être en mesure de démontrer la complémentarité d’une équipe, tant sur les qualités humaines (soft skills) que les compétences techniques (hard skills).
Quand on ne se connaît pas bien, on a du mal à prendre conscience de ce qui se passe réellement lorsque l’on rencontre une situation qui nous challenge. On reste dans une phase émotionnelle qui peut être paralysante et engendrer un cercle vicieux avec son équipe.
Bien se connaître permet de passer du “mode automatique” au “mode adulte” : prendre conscience de ce qui se joue en moi, de ce que je fais jouer chez les autres ; décider d’incarner une posture beaucoup plus factuelle et responsable.
Comment apprendre à bien se connaître ?
C’est difficile de bien se connaître seul car il faut réussir à se poser les bonnes questions. Pour cela, le coaching est très aidant. Le coach est une personne neutre qui, sous prétexte d’atteindre un objectif à court terme, pose des questions qui permettent d’aller à la rencontre de soi et de mettre en lumière des compétences cachées pourtant déjà présentes : ses propres talents.
Souvent, ce sont des peurs qui nous freinent. En creusant ces peurs, on se découvre, se connaît et se comprend mieux. Ces peurs ne sont pas inventées ; elles ont raison d’exister parce qu’elles sont là pour nous protéger. Mais le but de la démarche est de passer d’un mécanisme de peur à un mécanisme d’envie.
Quand on se connaît mieux, on prend conscience de ses envies et des besoins que l’on a pour satisfaire ces aspirations. Cela apaise aussi les relations car la première source de dysfonctionnement dans les relations est quand j’attends de l’autre qu’il réponde à mes besoins alors que moi-même, je n’ai pas conscience de ce dont j’ai effectivement besoin.
Une fois que j’ai clarifié mes besoins, je prends la responsabilité de les satisfaire. Il faut donc réfléchir aux actions que je peux mettre en place pour satisfaire ces besoins par moi-même. Ça ne veut pas dire que tout repose sur moi, mais j’ai une marge de manœuvre qui ne dépend que de moi, que je peux exploiter et activer dès maintenant.
Une fois que j’ai pris conscience de mon propre pouvoir d’action et que je l’ai mis en œuvre, ce que j’attends des autres est plus clair. La complémentarité de la relation est alors possible, ce qui la rend saine et constructive pour chacun. J’en attends moins de “l’autre” et suis plus en capacité d’exprimer mes attentes en lien avec un besoin que j’ai clarifié moi-même.

Pouvez-vous nous en dire plus sur le triangle dramatique de Stephen Karpman ?
Quand j’ai découvert ce triangle de Karpman, ça m’a fait un “effet Waouh” !
Si on m’avait expliqué cela dès mon enfance, je pense que ça aurait changé énormément de choses dans mes relations avec mes camarades d’école et dans ma manière d’apprendre à être en relation avec mon entourage en devant adulte.
Il s’agit donc de schémas relationnels dont les interactions sont représentées dans un triangle. Chacune de ses extrémités représente un rôle que l’on joue systématiquement dans notre vie : persécuteur, victime ou sauveur. On va occuper ces rôles différemment selon la situation ou selon la personne avec qui on va être.
Prenons un exemple classique. Je suis à l’école. L’un de mes camarades réussit très bien et a de très bonnes notes. De mon côté, je galère pour réussir. Et il y a le professeur, qui fait de son mieux pour donner les meilleures explications à tous.
Je peux me mettre dans la posture de victime : “De toute façon, je n’y arriverai jamais, ce prof explique mal. Je ne comprend rien. Et l’autre, il fait son intéressant à toujours vouloir montrer qu’il connaît tout. Mais de toute façon, tout ça, c’est à cause du prof qui ne m’aide pas et ne s’intéresse qu’à ceux qui réussissent.”
Je me plains donc du persécuteur, qui, pour moi, est l’enseignant. Et peut-être que le sauveur sera une personne de ma famille qui va chercher à me sauver à tout prix (“Ne t’inquiète pas, c’est très bien ce que tu fais. Il n’y a pas de souci. Je vais appeler l’enseignant pour lui dire ce que j’en pense et tout va s’arranger pour toi. “). Étant donné qu’il y a quelqu’un qui va chercher à me sauver (ici, un parent), je vais rester dans cette position de victime en pensant que c’est la bonne posture, que rien n’est de ma faute et qu’effectivement, l’enseignant est nul.
Si je reste dans ce dans ce schéma-là, j’entretiens un cercle vicieux où ma volonté n’est pas d’être en lien avec l’enseignant ni avec l’autre élève mais au contraire qui va provoquer un repli sur moi. Et le jour où je rentrerai en lien avec eux, il va y avoir des tensions parce que je vais tenir à rester dans ma position.
Si je décide de sortir de ce triangle dramatique, je vais revenir à des éléments beaucoup plus factuels : que se passe-t-il ? Mon intention est d’obtenir une bonne note et je n’y arrive pas, alors même que mon camarade y arrive sans problème. Le professeur donne donc de bonnes explications mais moi je les comprends pas, peut-être parce que ça manque de concret, de visuel ou autre. Cette prise de conscience me donne toute la matière pour exprimer mes vraies demandes et, avant toute chose, pour voir ce que je peux faire pour améliorer la situation par moi-même. Mon besoin est plus clair et je peux ainsi exprimer ma demande à l’enseignant « Pour mieux comprendre vos explications, j’ai besoin de faire un schéma que j’ai commencé à faire. Pourriez-vous m’aider à l’améliorer ou le corriger ? »
Je reviens donc en mode adulte, ce qui me fait sortir du triangle dramatique. L’enseignant n’est alors plus persécuteur et mes parents plus sauveurs parce que je ne vais plus me plaindre. Tout le monde sort de son rôle et les relations autour de moi sont assainies parce que j’ai changé ma position.
Revenons au monde professionnel. Quand on est manager, il y a souvent des situations conflictuelles qui se répètent – soit avec la même personne ou le même type de tempérament, soit dans des contextes similaires, soit sur des des sujets spécifiques qui touchent à des valeurs profondes. Quand ces conflits se répètent, c’est bien qu’il y a quelque chose chez soi qui est systématiquement percuté.
Identifier une situation précise et la décrypter de manière factuelle, comme si on décrivait la pièce d’une maison : dans ma cuisine, il y a une bouilloire rouge, un grille-pain vert, etc.
Une fois cette description réalisée, je dessine ce triangle dramatique et je me pose alors la question : quelle est ma posture dans ce conflit ? Suis-je plutôt dans la plainte, en mode victime ? Suis-je plutôt dans l’aide à tout prix, en mode sauveur ? Suis-je plutôt dans la critique, en mode persécuteur ?
Puis je positionne les autres acteurs du conflit, selon ma perception.
Et j’obtiens une cartographie avec une description très factuelle de tout ce que j’observe.
Et maintenant, comment je fais pour sortir du triangle et revenir en mode adulte ? D’abord, j’interroge mes émotions, mes valeurs et mon intention « Qu’est-ce que cet événement vient toucher chez moi ? » Puis j’interroge mes besoins et liste mes nouvelles actions possibles « Comment puis-je mieux vivre la situation ? »
Quelles sont les qualités indispensables pour être un bon manager ?
Vous l’aurez compris, il s’agit donc, en premier lieu, d’avoir une bonne connaissance de soi, de ses valeurs, de ses besoins, de ses biais. Cela aide à clarifier sa vision et à fluidifier sa communication.
Mais je pense que la qualité première d’un manager doit être l’écoute active, aussi bien de ses propres managers que de ses équipes. Savoir observer avec ses cinq sens : que perçoit-on ? Plus on est à l’écoute, plus on capte les signaux faibles et plus on peut adopter des comportements vertueux en amont de situations qui peuvent devenir explosives. On agit en prévention plutôt qu’en résolution de conflit.
L’empathie est également une qualité essentielle pour un manager. Mais attention : tout ne doit pas reposer exclusivement sur les épaules du dirigeant. La relation n’existe que quand deux personnes sont en interaction. Cela veut donc dire que dans la relation, c’est du 50-50 ; chacun a une part de responsabilité.
Soyons suffisamment bienveillants et empathiques envers nous-mêmes pour l’être avec les autres. Et développons notre capacité à accueillir nos émotions – Et ça, c’est un travail de longue haleine ! Les émotions, c’est une expression extérieure de ce qui est en nous. Une fois qu’on est capable de les accueillir, ça nous donne énormément de force et décuple notre capacité à “faire”.
À savoir : je ne suis pas responsable des émotions des autres. Si ma phrase cause de la tristesse, je ne suis pas responsable de la tristesse que l’autre ressent. J’accueille simplement cette tristesse ; je ne vais pas devenir sauveur mais essayer de comprendre. C’est complètement différent.
J’ajoute un point important pour les managers : développer son altérité. Oser aller à la rencontre, découvrir, creuser ce qui vient challenger nos valeurs et nos croyances, ce qui nous diffère de nous. Plus on va aller vers cette différence, plus on va lever des peurs, ouvrir des possibilités, découvrir d’autres facettes de soi.
Y a-t-il d’autres outils qui permettent de devenir un super manager ?
Avant de parler d’outils, il y a des moyens d’apprentissages entre pairs, comme le co-développement. Il y a une chose qui me semble très intéressante pour les managers, c’est le partage d’expérience entre pairs aux profils variés, ne serait-ce qu’à travers des conversations informelles. Cela permet de se confronter à d’autres solutions, d’autres manières de faire.
Tous ces échanges sont hyper précieux : on aide l’autre à mieux se connaître et on se connait mieux soi-même également !
De fait, un de mes outils clés, quand je suis confrontée à une problématique, est d’en parler à voix haute à quelqu’un et parfois, je m’entends énoncer la solution !
Et c’est aussi ce qui se passe en coaching : l’objectif est de faire prendre conscience à la personne qu’elle sait des choses sans même savoir qu’elle les sait.
Par ailleurs, je trouve très efficace l’index de conscience, comme outil de coaching : quand on s’adresse à moi, est-ce que je reçois l’information d’abord dans ma tête, dans cœur, ou j’ai tout de suite envie de me mettre en action ? Cela aide à mieux connaître son fonctionnement “automatique” et à accueillir les différences comportementales de l’autre, que l’on peut enrichir avec l’analyse de son profil DISC. On n’est pas tous les mêmes ! (Et c’est tant mieux).
Enfin, pour les managers, je conseille d’aller explorer les styles de leadership. Parce qu’il n’y a pas un bon mode de management ; il y a plusieurs styles de management qu’il convient de maîtriser et de comprendre pour réussir à activer le bon style au bon moment par rapport au contexte, à la maturité d’équipe, aux enjeux auxquels je suis confronté.
Dernier conseil : ne pas hésiter à différer sa communication, dans un contexte conflictuel, marquer un temps d’arrêt, sortir physiquement de la situation et prévoir un autre temps, pour avoir une réponse ajustée. Ne pas répondre dans l’émotion pour éviter d’alimenter le conflit. Savoir aussi se taire quand les émotions sont vives.. Parfois, des phases de silence sont bienvenues pour ensuite revenir vers l’autre avec une communication beaucoup plus ajustée et constructive.
Un dernier message ?
Je vous conseille vraiment la lecture des Quatre Accords toltèques, de l’auteur mexicain Miguel Ruiz, qui est une sorte de socle fondamental à la communication humaine (en faisant fi, peut-être, de tout l’entourage ésotérique). Ce livre nous permet de prendre conscience que l’on fait énormément de suppositions et que ces dernières nous gâchent la vie car elles ne reposent sur rien de réel.
Autre proposition lecture : Les mots sont des fenêtres, ou bien ce sont des murs de Marshall Rosenberg.
Avant d’appliquer les principes de la communication non violente avec les autres, ce livre nous enseigne à clarifier et améliorer notre communication envers soi-même, notre dialogue intérieur. C’est très enrichissant de l’utiliser comme outil pour mieux se parler à soi-même et pour développer une observation plus factuelle de ce qui se joue.
Pour conclure, une citation de Philippe Bloch que je trouve inspirante : “Veillons à renforcer ce qui nous rend uniques plutôt que de le dégrader”. Renforçons donc nos qualités humaines !”
Découvrir le site de Régine Letissier : olbie.co
Pour aller plus loin sur le sujet : Les 5 règles vitales du management – François-Joseph Vella