Avez-vous déjà entendu parler d’Hartmut Rosa ? C’est un sociologue et philosophe allemand qui propose, comme remède à l’accélération de notre époque, d’entrer en “résonance”. Qu’est-ce que cela veut dire ? Et comment ça se passe ? Anne de Pomereu, formatrice, auteure et conférencière, nous dévoile tout ce qu’elle sait sur le sujet. C’est très rafraîchissant !
Pouvez-vous nous faire comprendre en deux mots ce qu’est la résonance ?
Anne de Pomereu : “Pour que vous compreniez en quoi la résonance consiste, je vais vous donner l’exemple d’une expérience vécue.
Un jour de janvier dernier, j’ai pris le train pour la Normandie, invitée par une amie éleveuse de brebis. C’est la saison de l’agnelage, je ne résiste pas à l’idée de donner le biberon aux agneaux. Il faisait très froid. Un manteau neigeux recouvrait la campagne, le soleil d’hiver brillait, la neige scintillait, et moi je vibrais. Tout mon être est entré en résonance avec la nature. J’étais émerveillée, fascinée par ce spectacle si beau et si simple. Un peu de neige, du soleil, un train qui serpente à travers le bocage, il n’en faut pas plus pour me mettre en joie. Ce cadeau – inespéré pour la Parisienne que je suis – m’a fait penser à Hartmut Rosa, le sociologue allemand qui développe ce concept clé. Il évoque aussi la neige dans son dernier livre Rendre le monde indisponible. Typiquement, la neige est un cadeau, on ne peut ni la stocker ni la conserver et c’est précisément cette indisponibilité qui la rend si précieuse.
Comment Hartmut Rosa définit-il la résonance ?
Pour Hartmut Rosa, la résonance est l’antidote à l’accélération. Depuis la révolution industrielle, le monde moderne s’est lancé dans une course sans fin contre le temps, qui engendre de nombreux problèmes. Nous gagnons du temps grâce à la technologie, mais le temps est aussitôt dévoré par l’accumulation d’activités, engendrant une famine temporelle. C’est en cherchant une réponse à la raréfaction du temps – autre que le ralentissement impossible à mettre en place – que Rosa a découvert le concept de résonance. Sa thèse est que tout dans la vie dépend de la qualité de notre relation au monde ; de la manière dont nous faisons l’expérience du monde et prenons position par rapport à lui. Quand on rentre en résonance, le monde nous parle et nous lui répondons. Nous sommes touchés et transformés par lui.
La résonance peut être expérimentée de bien des manières, par exemple devant des œuvres d’art, face à un coucher de soleil, dans une relation amicale, amoureuse ou professionnelle. On peut aussi la ressentir devant un feu de cheminée, en écoutant un morceau de musique ou en caressant son chat ; et aussi intellectuellement, quand tout à coup on comprend une notion. Alors, le monde s’ouvre à nous.
Je l’ai expérimentée adolescente grâce à des professeurs qui ont fait naître en moi l’amour de la littérature et de l’arithmétique (un amour pas vraiment réciproque avec les maths… mais qu’importe). Je sortais de leurs cours avec des étoiles dans le yeux et l’envie de lire, de découvrir, d’approfondir. A contrario, je me rappelle aussi de cours soporifiques, de professeurs ennuyeux à mourir. Leur matière restait muette, ne déclenchait aucune curiosité. Je m’échappais par la rêverie ou le sommeil. Dans son livre d’entretiens Pédagogie de la résonance, Rosa dit que la mesure d’un cours réussi, c’est le crépitement de la classe. J’aime beaucoup cette image. Le prof se sent pleinement à sa place, heureux, quand il voit la flamme grandir dans les yeux de ses élèves. La relation est là, bien vivante, palpable. Il ne s’agit pas seulement de transmettre des connaissances, mais d’allumer un feu, comme le disait déjà Montaigne.
L’une des grandes caractéristiques de la résonance est son indisponibilité.
Notre monde moderne voudrait nous faire croire que l’on peut acheter des expériences de résonance. C’est ce que l’on cherche à obtenir quand on voyage au bout du monde ou que l’on va à un concert. Mais visiter les temples d’Angkor ou les pyramides d’Égypte peut ne pas nous toucher. Un jambon-beurre avalé au bar d’un PMU peut nous laisser un meilleur souvenir qu’un dîner dans un restaurant étoilé, parce qu’une conversation inattendue nous aura fait entrer en résonance !
La résonance est une expérience que l’on ne peut pas prévoir ; on ne peut que l’accueillir.
Peut-on en savoir plus sur l’accélération dont parle Rosa ?
Hartmut Rosa est un philosophe et sociologue allemand né en 1966 (il a 58 ans en 2025). Il est le chef de file de l’école de Francfort, l’école de sociologie spécialisée dans la critique du capitalisme et qui perçoit la société moderne comme aliénante. Il fait partie de la troisième génération des penseurs de cette école, après Theodor Adorno et Jürgen Habermas. Rosa s’est spécialisé dans ce qu’il appelle la modernité tardive, après la chute du mur de Berlin, depuis les années 1990. Il s’est fait connaître par son premier livre Accélération, une critique sociale du temps, sorti en 2010.
La technologie devrait nous faire gagner du temps, mais nous nous sentons de plus en plus pressés, toujours en manque de temps ! Pourquoi ?
Plus la société s’enrichit en produits, en objets, plus elle s’appauvrit en temps, alors que nous sommes de plus en plus rapides… C’est paradoxal.
Aujourd’hui, on reçoit des dizaines d’e-mails auxquels on répond le plus vite possible. L’unité de temps gagnée par rapport à la vitesse d’exécution a été dévorée par l’accroissement du nombre de contacts et de réponses à fournir. Autre exemple : l’achat d’un billet de train. Il y a quelques années, il fallait aller en agence et cela prenait au minimum 30 minutes (quand on avait de la chance). Aujourd’hui, on peut faire cet achat en quelques minutes devant son écran. On a donc gagné du temps, mais qu’en a-t-on fait, de ce temps ? A-t-on effectivement plus de temps disponible ? Non. Bien au contraire, la to do list ne cesse de s’allonger !
Est-ce une si mauvaise chose que d’être dans l’accélération ?
De fait, par beaucoup de côtés, l’accélération a du bon : on aime les connexions Internet haut-débit, voir les pompiers arriver avant que la maison brûle…. Nous nous sommes habitués à cette rapidité et elle a des bénéfices. Nous ne pourrions donc pas revenir en arrière.
L’accélération n’est donc pas mauvaise en soi, mais elle génère une aliénation qui, elle, est nocive. L’impératif de croissance pousse à faire plus dans la même unité de temps. Pour rester dans la course, il faut pédaler plus vite. Nous avons l’impression d’être comme un hamster dans sa roue. Au risque de la chute.
La vitesse et la profusion des choix engendrent la dispersion ; on touche à tout en restant à la surface des choses. Mais absorber les connaissances prend du temps ; or, souvent, on ne respecte pas ce temps d’assimilation nécessaire à la réflexion. Rosa parle de désynchronisation entre différents temps. Tous les aspects de la vie ne peuvent accélérer de la même manière. La crise climatique est une crise de désynchronisation. La société est devenue trop rapide pour le rythme de la nature. L’abattage des arbres est plus rapide que le temps de la repousse ; c’est la déforestation. Notre âme et notre psychisme sont désynchronisés. Nous ne pouvons pas déplacer notre attention pour régler des problèmes aussi vite qu’on ne le voudrait. On assiste à une augmentation de burn-out et dépressions comme réaction à la suraccélération de notre psychisme.
Y a-t-il une méthode pour entrer en résonance (même si on a bien compris que ça n’était pas à la demande) ?
Il n’y a pas de manuel en dix points pour entrer en résonance ! Si vous en trouvez un, ne l’ouvrez pas car la seule méthode pour avoir la joie d’entrer en résonance se résume en une attitude : il faut être disponible à une expérience qui va peut-être se passer (ou pas !).
Si je décide d’aller me balader le long du fleuve pour essayer d’avoir une expérience de résonance, je ne suis pas sûre de l’expérimenter ; peut-être vais-je être trop préoccupée par ma to do list qui va m’empêcher d’être pleinement en relation avec ce qui va se passer ici, maintenant. C’est comme dans toute relation, il peut se passer quelque chose comme il peut ne rien arriver. Il y a une forme d’imprévu, d’indisponibilité.
On peut néanmoins favoriser la résonance : installer un peu d’espace dans nos journées pour “faire rien ». L’injonction de réactivité réduit les possibilités d’entrer en résonance. L’idée est donc de trouver des moments, des lieux où on cherche moins à faire qu’à se laisser faire.
Pouvez-vous en dire plus sur les obstacles qui empêchent d’entrer en résonance ?
La tueuse numéro un de résonance est l’urgence ! Si je suis pressée pour me rendre à l’aéroport, je ne pourrai pas entrer en résonance avec ce musicien qui joue sur un stradivarius dans le métro – ma bande passante sera vampirisée par mon objectif de ne pas rater l’avion.
Connaissez-vous “l’expérience du bon Samaritain” ? C’en est une parfaite illustration.
À Princeton, en 1973, des chercheurs ont voulu d’observer comment le degré d’urgence influençait la probabilité qu’une personne aide quelqu’un dans le besoin. Les participants étaient étudiants en théologie, répartis en deux groupes. On leur demandait de se rendre dans un autre bâtiment pour donner une allocution. Le premier groupe était prié de se dépêcher, l’autre non. Sur leur trajet, ils croisaient un homme en détresse (un acteur), gémissant au sol.
Le résultat est éloquent : seulement 10 % des étudiants du premier groupe se sont arrêtés, contre 60 % du groupe sans injonction temporelle.
L’expérience montre que les circonstances immédiates (comme le stress ou l’urgence) peuvent avoir plus de poids que les valeurs ou les intentions morales.
Hartmut Rosa évoque d’autres obstacles. La peur empêche la résonance. Quand on a peur, on se replie sur soi-même, ce qui tue la possibilité de relation. La compétition aussi. La recherche de résultat et d’efficacité opère une fermeture nous rendant indisponibles à ce qui peut surgir de manière imprévue.
Mais au fond, à quoi sert la résonance ?
On peut vivre sans être en relation… Mais est-ce vraiment cela, la vie humaine ? Les machines sont plus efficaces que les hommes sur bien des domaines, mais elles n’entrent pas en résonance avec le monde.
Je crois que la clé, si on veut rester pleinement humains, c’est de cultiver notre relation au monde avec sa non-prévisibilité, l’acceptation que ça ne va pas toujours se passer comme on veut, mais que c’est ça qui fait la vie. S’il n’y a pas de résonance, il n’y a pas de vie non plus !
Au fond, la résonance ne sert à rien si on se met dans un prisme d’efficacité. Mais elle est vitale car elle instaure une relation vivante et respectueuse avec l’environnement. La planète n’est pas un stock infini de ressources à notre disposition pour fabriquer des objets qui vont nous servir à être plus productifs !
La résonance offre donc une voie pour construire une relation plus ajustée, plus contemplative, au monde vivant. En cela, elle est indispensable !”
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