Que sont les herbivores ? Quel est leur rôle dans nos écosystèmes ? Comment s’inscrivent-ils dans les chaînes alimentaires et boostent-ils la biodiversité ? Vincent Vignon, écologue, offre une pause nature passionnante sur l’herbivorie.
Herbivorie : commençons par une définition
Un herbivore est un animal dont l’alimentation est principalement composée de végétaux : herbes, feuilles, écorces, fruits ou encore tiges. On trouve des herbivores dans presque tous les groupes d’animaux, des insectes comme les sauterelles ou les chenilles, aux reptiles comme certaines tortues terrestres, en passant par les oiseaux granivores ou frugivores, et bien sûr les mammifères.
Chez ces derniers, on distingue des espèces de petite taille comme le lapin ou le lièvre, et de très grands herbivores comme l’éléphant, le rhinocéros ou l’hippopotame. En France, les ongulés sauvages (cervidés et bovidés) représentent les principaux herbivores terrestres : chevreuils, cerfs, chamois, bouquetins, mouflons.
Leur diversité de taille, de comportement et d’habitat en fait des acteurs majeurs des écosystèmes. Il y a toujours eu des relations très étroites entre la végétation et les herbivores.
Naturalité et continuités : une nature qui a de la mémoire
La naturalité, dans son sens environnemental, renvoie au caractère sauvage d’un paysage ou d’un milieu naturel faiblement ou non maîtrisé par l’homme.
Adrien Guetté propose dans sa thèse trois axes pour comprendre cette notion :
- La naturalité biophysique : un état qui reflète l’intégrité naturelle d’un milieu,
- La naturalité spontanée (potentiel d’évolution) : le fonctionnement des milieux,
- La naturalité spatio-temporelle : les continuités spatiales et temporelles des milieux.
La nature n’est donc pas juste un décor. C’est une histoire, longue, avec des acteurs bien installés – tels que les herbivores – qui la modèlent depuis des millénaires.
Sangliers, chevreuils, bouquetins : le casting des ongulés français
En France métropolitaine, on a une belle diversité d’ongulés. Le sanglier par exemple, est partout. Il n’était pas aussi abondant autrefois : c’est la chasse qui a encouragé son expansion. On le retrouve en plaines comme en haute montagne.
On a longtemps eu une séparation entre les ongulés de plaine (cerf, chevreuil, sanglier) et de montagne (bouquetin, chamois, isard), qui est moins visible aujourd’hui.
Le bouquetin est souvent considéré comme montagnard, mais en réalité, c’est une espèce de falaise. On le trouve aussi en bord de mer, sur des escarpements côtiers.
Le mouflon, lui, est un cas un peu à part : une espèce domestiquée au Néolithique, qui est redevenue sauvage. Elle est très présente en région méditerranéenne. C’est une relique vivante d’un passé lointain.

Le chevreuil, star des campagnes
Le chevreuil est désormais très courant en France. Il a été réintroduit après la seconde guerre mondiale par les chasseurs, puis protégé par des plans de chasse dans les années 1970. C’est une espèce territoriale, qui marque les branches, les sols.
Son alimentation se compose de lierre, cornouillers, charme, ronces, érables, aubépines, fusain. Viennent ensuite les chênes (au grand dam des forestiers), la clématite sauvage, les trèfles, le troène, les vesces, le prunellier, les églantiers, le hêtre. Et en hiver, le lierre et les ronces représentent 60 % du régime, complété notamment par des glands et quelques plantes au feuillage persistant.
Le chevreuil ne broute pas au hasard, il recherche les végétaux les plus utiles pour son organisme. C’est pourquoi, à la belle saison, il délaisse des plantes peu digestes comme le fragon petit houx, les carex et la garance qu’il consomme faute de mieux en hiver. Et le troène, pourtant abondant dans les milieux qu’il fréquente, est relativement peu consommé car cet arbuste contient des composés toxiques.
Ils perdent leurs bois chaque année, comme tous les cervidés. Recouverts de velours, leurs bois repoussent jusqu’à fin mars.
Dans les années 80, les chevreuils ont commencé à former des groupes en hiver, notamment dans les grandes plaines (Champagne, Beauce…). On voyait parfois 50, 100 individus ensemble. Un comportement qu’on connaissait surtout chez le chevreuil de Sibérie.
Mais dès le printemps, tout le monde retourne à ses bosquets. Retour à une organisation territoriale individuelle, différente de celle des daims, cerfs, lesquels vivent en hardes.

Cerfs élaphes, daims et cerfs Sika : espèces grégaires et gestion difficile
Le cerf élaphe est emblématique. Espèce grégaire, avec des hardes de centaines d’individus parfois, comme à Rambouillet. Idem pour le daim, introduit, qui vit aussi en groupes denses. Le cerf Sika, lui, vient du Japon. Encore une introduction – pas une très bonne idée car il s’hybride avec l’élaphe.
Quand les densités sont fortes, les effets sont visibles : piétinement des sols, disparition de la végétation entre le sol et 2 mètres de haut, ronces rasées, jeunes arbres endommagés. On peut cartographier l’impact des hardes juste en observant l’état des ronces en hiver. En février‑mars, l’allure des ronces indique clairement les zones de concentration et de regroupement.

Bouses, crottins et autres laissées, trésor de l’herbivorie
Un autre apport important des herbivores à nos écosystèmes : les déjections. Elles génèrent une biodiversité insoupçonnée. Bouses et crottins sont décomposés par une armée invisible : bactéries, champignons, coléoptères, coprophages.
Malheureusement, les traitements vétérinaires modernes ont perturbé cette chaîne. Certains insectes ont disparu, et avec eux, des prédateurs comme les chauves-souris. Le grand rhinolophe, par exemple, dépend de ces insectes pour son alimentation.

La mort de l’herbivore
Quand les herbivores meurent, leurs cadavres jouent un rôle écologique fondamental.
Toute une biodiversité se regroupent autour du corps : sangliers, ours, loups pour commencer. Mais les petits carnivores ne sont pas en reste – la martre par exemple.
Et les insectes aussi font leur part, dont le Oiceoptoma thoracicum, un coléoptère très commun sur les cadavres, ou des mouches, parfois rares.

Herbivorie : pour conclure
Les grands herbivores jouent donc un rôle clé dans la création et le maintien de la biodiversité en modifiant activement leur environnement.
Par leurs piétinements, leurs prélèvements sélectifs de végétation, leurs frottements ou leurs déjections, ils génèrent une hétérogénéité spatiale et structurelle essentielle à de nombreuses espèces.
En broutant certaines plantes et en en délaissant d’autres, ils créent des mosaïques de milieux ouverts, semi-ouverts et fermés qui favorisent la cohabitation d’une grande variété d’espèces végétales, d’insectes, d’oiseaux ou de champignons.
Les bouses, crottins et cadavres sont à leur tour le support de communautés entières d’invertébrés spécialisés, souvent rares, et participent à la fertilité des sols.
Même les arbres morts ou blessés par les bois deviennent des niches pour une faune et une flore spécialisées.
Ce sont donc de véritables ingénieurs écologiques, dont la simple présence peut structurer un paysage et relancer des dynamiques naturelles complexes, parfois perdues dans les milieux gérés exclusivement par l’humain.

Découvrir une autre intervention de Vincent Vignon : Les grands prédateurs en France métropolitaine : état des lieux et perspectives