Méditation sur la vie bonne – Fabrice Hadjadj

29 Oct, 2025 | FAMILLE, SOLIDARITÉS & SOCIÉTÉ

Fabrice Hadjadj, écrivain et philosophe français, s’interroge sur ce que l’on appelle une « vie réussie ». Pour lui, cette expression, héritée du monde technocratique, passe à côté de ce qui fait la grandeur dramatique et spirituelle de l’existence. La vie n’est pas un programme à accomplir, mais une aventure à accueillir, traversée de souffrance, de joie, de vulnérabilité et de grâce.
Les propos ci-dessous sont retranscrits à partir de l’interview vidéo.

Qu’appelle-t-on une “vie réussie” ?

Fabrice Hadjadj, philosophe : “Quand on parle d’une vie réussie, on suppose qu’il y a un projet, un plan, une série d’objectifs à cocher. Comme si la vie se jugeait selon les critères d’un tableau Excel. Mais une vie n’est pas une construction technique. Je peux dire que j’ai réussi à bâtir une maison, oui, mais dire que j’ai réussi ma vie, c’est déjà enfermer la vie dans un modèle d’efficacité. C’est adopter un paradigme technocratique : celui où tout se mesure, s’optimise, se compare.

Or la vie, si elle est bien vivante, échappe à ces comparaisons. Elle est aventure, imprévisible. On ne « réussit » pas une aventure : on la vit. De même, on ne « réussit » pas un amour, on aime ; on ne « réussit » pas à être père ou mère, on apprend à aimer dans la vulnérabilité. Dès que l’on prétend réussir ces choses, on les réduit à des performances. La vie se dérobe à cette logique, parce qu’elle déborde de ce que l’on avait prévu.

La vie bonne, au-delà de la réussite

Une vie bonne est une vie qui accepte la dimension dramatique de l’existence : la souffrance, la mort, la faute. Vouloir éliminer tout cela, c’est détruire la vie-même. Vivre, c’est s’exposer à l’échec. Mais c’est aussi s’émerveiller de la grâce d’être vivant.

Et la grande question, c’est : quel bien peut encore passer à travers le mal, la souffrance, la mort ? Ce bien-là, il suppose la patience, la miséricorde, le don. Il suppose de croire qu’au cœur même de ce qui se défait, quelque chose se donne. Il ne s’agit pas de dire que la mort est un bien mais de reconnaître qu’elle ouvre à une autre dimension : celle de la transmission, de l’offrande.

La mort, un scandale

Ma propre mort, au fond, ne m’est rien. Mais je vis de plein fouet celle de ceux que j’aime. Et là, c’est le monde entier qui s’effondre. Ce n’est pas seulement un être qui disparaît, c’est tout un univers qui s’éteint avec lui. L’expérience du deuil nous arrache à toute vision objective du monde : elle nous confronte à ce qui est irréductiblement personnel, irréversible.

Souvent, nous vivons comme des aveugles. Nous passons à côté de la beauté, de la grâce, des choses simples. Une fleur, par exemple est un miracle en soi. Elle surgit hors du néant, sans raison apparente, elle s’offre, silencieuse, fragile, éphémère. Et nous, la plupart du temps, nous la piétinons sans la voir. Mais lorsque la mort s’approche, lorsque tout menace de nous être retiré, alors nous redécouvrons la merveille d’une fleur, la splendeur du moindre souffle, la grâce de ce qui est.

C’est ainsi que la mort nous enseigne, malgré elle. Elle nous rappelle la valeur de ce qui est donné, la beauté de ce qui passe. Comme si, sur ce fond obscure qu’elle impose, la plus petite lueur devenait éclatante. La mort n’est pas un bien, je le répète – elle reste un scandale – mais elle est cette ombre grâce à laquelle la vie se révèle dans sa lumière la plus pure.

Vieillir et demeurer vivant

Je pense souvent à Tom Cruise, cet acteur de soixante ans passés, qui saute d’un avion comme s’il avait encore vingt ans, qui fait lui-même ses cascades, qui ne veut pas céder un pouce à la vieillesse. Et d’une certaine manière, il nous donne une leçon : il nous rappelle qu’on peut rester jeune d’esprit, qu’il y a en nous une ressource de vitalité, une énergie de commencement, une audace à garder. On a, je crois, le devoir de rester jeune – non pas au sens de refuser de vieillir, mais de refuser de se figer. La jeunesse véritable, c’est cette disponibilité à la nouveauté, au recommencement.

Mais en même temps, il faut faire attention à ne pas tomber dans l’idolâtrie du corps inusable. Notre époque confond le devoir de jeunesse intérieure avec le culte du fitness. On n’accepte plus que le corps change, que le visage se creuse, que le temps marque ses traces. Et c’est dramatique, parce que c’est précisément dans ces rides, dans ces fragilités, que se loge la mémoire de la vie. Vieillir, ce n’est pas se dégrader, c’est se densifier. C’est, pourquoi pas, apprendre la lenteur, la contemplation, la transmission.

Tom Cruise, à sa manière, manifeste une résistance héroïque – mais il nous faut aller au-delà de cet héroïsme de plateau. La vraie jeunesse, c’est celle de l’âme, celle qui ne cesse de découvrir que la vie, même usée, reste neuve. Il faut garder cette fraîcheur du regard, cette curiosité, cette disponibilité au mystère. Être jeune, jusqu’au bout, ce n’est pas ne pas vieillir : c’est ne pas renoncer à s’émerveiller.

Retrouver le sens des âges de la vie

Je crois que notre époque a perdu le sens des âges. Nous vivons comme s’il n’y avait plus qu’un seul âge possible : celui de l’adolescent éternel, avec sa carte Visa Infinite, son corps entretenu, sa musique dans les oreilles et sa liberté sans horizon.

Nous avons oublié qu’il y a une perfection propre à chaque étape de l’existence : celle du petit enfant, de l’adolescent, de l’adulte, du vieillard. Chacun porte une beauté singulière, une grâce particulière, et c’est leur succession qui donne à la vie son harmonie.

Autrefois, le vieillard était vénérable et le jeune vulnérable. Aujourd’hui, on a inversé ces valeurs. Et pourtant ! Le vieillard a traversé les épreuves, il a vu mourir et renaître tant de choses, il sait que tout passe et comprend le sens de certaines choses. Tandis que le jeune, lui, est vulnérable. Il ne sait pas encore qui il est, où il va, ce qu’il doit faire ou aimer. C’est lui qui a besoin de modèles, de repères, de récits. Mais notre société a supprimé les récits. Elle lui dit : “fais ce que tu veux”, ce qui, en réalité, est plus angoissant que libératoire.

Je crois profondément qu’il y a un âge pour se battre, un âge pour bâtir et un âge pour se retirer du tumulte, contempler et transmettre. L’homme mûr, celui qui a vécu, devrait pouvoir devenir conteur, passeur, témoin du mystère. Mais pour cela, encore faut-il que les jeunes lèvent les yeux de leurs écrans et qu’ils croient que les plus vieux ont encore quelque chose à leur dire sur le sens de l’existence !

La charité, ou l’héroïsme du quotidien

Je crois que le grand drame de notre temps, c’est que nous avons réservé l’héroïsme aux films d’action et laissé la charité aux sermons. Or, la véritable héroïcité, elle est dans les gestes simples du quotidien, gratuits, habités par l’amour.

La charité, ce n’est pas la gentillesse. C’est le courage de continuer à aimer quand tout pousse à se replier sur soi. C’est l’acte de résistance le plus profond contre la logique du monde, qui est celle de la rentabilité, du calcul et de la domination. La charité ouvre une brèche dans un univers où chacun veut “tirer son épingle du jeu” ; elle ne produit rien, elle ne rapporte rien, et pourtant, elle est tout.

Quand je regarde la vie du Christ, j’y vois une révélation profondément humaine : ce n’est pas l’efficacité qui sauve, c’est la gratuité de l’amour. Et c’est cela, à mes yeux, la “vie bonne” : une vie où chaque instant, même insignifiant, devient porteur d’un infini parce qu’il est traversé par la charité.

Le risque, l’aventure et la transcendance

On parle beaucoup aujourd’hui de “prise de risque”. Mais c’est encore une expression de gestionnaire : on veut calculer le risque, le maîtriser, le rendre rentable. Dans les entreprises, le risque est ce qui peut compromettre le projet, faire échouer le plan. Autrement dit, c’est ce qui menace ma réussite. Mais si je regarde de plus près, je vois que ce que j’appelle “risque” est parfois ce qui va me sauver. Ce que je redoutais, ce qui faisait dérailler mon programme, c’est parfois ce qui peut me libérer. Le risque, c’est ce qui m’arrache à ma propre prévision et en cela, il est vital.

Je lui préfère le mot aventure parce qu’il contient le mot avenir. Ce qui m’attend, ce n’est pas forcément ce que j’ai prévu – et c’est tant mieux. Il faut pouvoir rester ouvert à l’imprévisible, à ce qui vient, à ce qui me dépasse. Ceux qui vivent dans la caverne, disait Platon, ont peur de la lumière. La lumière leur fait mal aux yeux. Eh bien, nous sommes souvent comme eux : nous avons peur de sortir de nos écrans, de nos habitudes, de notre confort. Nous préférons le connu, même s’il nous enferme.

Vivre vraiment, c’est consentir à cette blessure de la lumière et accepter de ne plus tout contrôler.

Le rituel, ou la redécouverte du mystère ordinaire

Nous croyons souvent que le rituel est quelque chose de figé, de poussiéreux, une routine d’un autre âge. Mais c’est tout le contraire. Le rituel nous tire du sommeil de l’habitude. Dans notre monde saturé de distractions, où tout va trop vite, le rituel est comme une respiration : il nous fait revenir à l’essentiel, il rouvre nos yeux sur ce que nous avions cessé de voir.

Regardez un repas, par exemple. Manger est une chose banale, presque mécanique. Mais si je prends le temps de bénir le pain, de regarder ceux qui sont à table, de remercier pour ce qui m’est donné, alors ce geste devient tout autre. Il se transforme en offrande, en reconnaissance. Il devient un moment d’éternité dans le temps. Le rituel – le bénédicité, en l’occurrence – c’est ce qui transfigure l’ordinaire : il me fait changer de regard sur ce simple fait de rompre le pain.

Ce n’est pas la nouveauté des choses qui nous manque, c’est la nouveauté du regard !

Que veut-on faire de nos existences ?

Ce monde n’a de sens que si y apparaissent des “actes d’éternité”, c’est-à-dire de bonté, de charité, d’attention à l’autre.

Parce qu’à la fin, on sait très bien que tout ce que nous vivons est transitoire. La question important est donc la suivante : comment est-ce que je veux avoir vécu dans ce laps de temps ?”

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