Sortir du temps pressé pour densifier sa vie #SBC

8 Nov, 2018 | Non classé

Philippe Pozzo di Borgo est un homme d’affaires français. Devenu tétraplégique en 1993, à la suite d’un accident de parapente, il a raconté son expérience et son retour à la vie dans un livre, Le Second Souffle (1). Son histoire, ainsi que sa relation avec son auxiliaire de vie, Abdel Yasmin Sellou, d’origine algérienne, ont inspiré le film Intouchables (2).
Cet article est issu de l’ouvrage « Société de Bien Commun vol.2, révéler l’humanité, combattre l’inhumanité ».

Il s’agit de passer de l’homme dans le temps pressé où le temps ne semble pas avoir de consistance, un temps sans fin, à un homme dans le monde du temps fini, où le temps prend toute son importance, sa densité.
Le temps est cette composante de l’espace-temps, borné d’un côté par le big bang et de l’autre par la fin de notre vie, de notre temps sur terre, qui s’ouvre sur le temps infini de l’éternité. Dans l’histoire de l’univers, le temps est cette période courte qui prend naissance avec l’expansion de l’univers, origine du temps et de l’espace. Notre temps minuscule dans cet univers mis en expansion, lui-même infiniment court, oblige notre temps d’être humain epsilonesque, à être dans l’intensité, la conscience et la nécessaire humilité.
L’échéance perçue d’un temps fini et l’absurdité d’un temps gâché nous obligent à réévaluer notre emploi du temps. Toute futilité, toute dilution dans un temps inutile est cocasse ou tragique. J’ai eu deux vies (pour le prix d’une !) sur deux tempos. La première, celle d’un gominé privilégié, bien sous tous rapports, à l’image de ce que l’on attendait de lui, productif, efficace, aimable. Dirigeant d’une filiale du groupe LVMH, mon temps était compté. J’avais dans la tête un emploi du temps planifié plusieurs semaines à l’avance. Constamment en déplacement, j’avais peu de temps pour les miens, et bien souvent les préoccupations liées à mes responsabilités encombraient mes relations familiales, amicales et occultaient ma conscience.
Mon épouse Béatrice souffrait d’un cancer depuis 10 ans et j’étais incapable de me mettre au diapason de ses souffrances. Ma thérapie consistait à vouloir la remettre debout, dans le rythme, alors qu’elle ne souhaitait que ma présence intense et apaisée à ses côtés. Elle priait, je courais. Je m’écrase en montagne, Béatrice meurt. Pour la première fois, je perds pied, j’entre en dépression ; maladie fréquente dans notre société de performances qui n’accepte pas l’échec ou la vulnérabilité. Je passe plusieurs mois sur mon lit d’hôpital qui ondule, ronronne et propulse un air chaud qui m’abrutit.

Atone, je considère le plafond de ma chambre ; les heures s’embrouillent avec ma mémoire qui flotte, je n’ai pas de regrets, ni de projets ; je m’absente. Ce plafond devient un miroir. Au fond du fond de moi-même, dans l’absence du temps et le chagrin de l’absence, je retrouve la voix de l’innocence, mon unicité, ma conscience. Je perçois enfin le temps compté, la futilité de l’hyperactivité, l’absurdité des appétits. Dans la désolation de la disparition de l’être aimé, de mon corps atomisé et de la souffrance neurologique qui s’installe, je partage la condition de l’humanité dans sa fragilité et sa finitude.
Je perçois pour la première fois l’espace immédiat qui m’entoure, la densité du temps présent, la consistance d’une visite. J’investis le moment, libéré de tout appétit, de toute promesse. Je suis enfin présent et disponible.
Je découvre dans ma renaissance que ce temps limité m’oblige à revoir mes priorités, que la souffrance est constitutive de notre humanité et débouche sur la fraternité, que je dépends de l’autre pour ma survie alors que je pensais faire l’économie de la dépendance que j’assimilais à l’asservissement. Je deviens patient, un parmi d’autres ; je ne suis plus acteur centré sur moi-même, impatient. L’usage du temps révisé, revisité et précieux, encadre le calendrier, abandonne le futile et privilégie l’essentiel.
Faut-il pour autant répondre à l’urgence d’un temps rare par une activité fébrile qui éviterait tout temps gâché ? Cette fébrilité qui caractérise l’homme des temps modernes n’est pas la réponse à la rareté du temps disponible. C’est le temps qui fait sens, qui donne tout son sens à l’existence. L’activisme qui vise à satisfaire ses sens dans un polysensualisme exacerbé est un non-sens. Croire qu’exister se résume à l’accumulation des sensations ou expériences, c’est faire fausse route. Dans le temps pressé de l’individu qui cherche à satisfaire ses ambitions, ses désirs, fût-ce en opposition ou au détriment des autres, on débouche à la fin du temps sur un sentiment de vacuité, d’un temps perdu.
Il faut faire silence, et dans le fond du fond de soi-même, en dehors de tout temps, se mettre au diapason de la condition humaine qui est d’être en relation pour donner du sens à son existence. Le temps n’est plus consommé mais partagé ; c’est le vrai sens à donner au temps. L’impasse de notre société, qui feint d’ignorer la finitude et utilise la force dans les rapports humains pour satisfaire ses appétits, donne au temps d’aujourd’hui toute son urgence. L’usage intempestif d’un temps forcé amène notre création dans une impasse. Il y a urgence à revoir notre usage du temps : nous avons peu de temps pour que la question du temps fasse encore sens dans un univers où l’Homme se sera effacé par son usage déraisonnable d’un temps qu’il s’est approprié sans discernement ni prudence. Le temps n’est pas loin où la question du temps pourrait bien ne plus faire sens, l’homme ayant tout fait pour disparaître de l’espace-temps. Comment basculer du temps pressé, destructeur, au temps précieux qui perdure et fait sens ?

La caractéristique du temps moderne est la cadence, la frénésie, l’agitation et le bruit. Le contretemps de cette absurdité trouve sa source dans le silence de sa conscience, l’assagissement, l’immobilité, lasidération de la découverte du sens et la considération de l’autre pour mettre en musique cette émergence d’un nouvel usage du temps.
Prenez le temps du silence pour donner du sens au temps. Cette mise en retrait, en abîme, de l’individu saturé est source de renouveau. Dans mes dix mois passés alité sur mon lit fluidisé à l’hôpital de Nantes, j’ai cru d’abord perdre mon temps, presque perdre conscience. Au fil du temps, le regard au plafond, le miroir de ma conscience désencombrée m’a redonné consistance. C’est au fond du fond de moi-même, dans l’immobilité et l’inaction, dans le silence de ce plafond blanc que j’ai retrouvé le fil de mon existence. J’ai enfin perçu le mystère de la condition humaine que je partage avec toutes les générations passées et à venir et qui remet de l’humilité dans mes ambitions, de la mesure dans mes idées, de la fraternité dans mes relations, de la responsabilité dans mes actes. Dans cet espace immuable, dans le temps qui s’étire, la rencontre devient proximité et densité. L’homme pressé que j’ai été, croisait l’autre ; il n’y avait pas de rencontre, d’arrêt sur l’autre. Cette longue pause de dix mois m’a remis au diapason de ma condition humaine, que nous partageons tous ; elle m’a redonné le goût de l’autre.
Il faut être désarmé, authentique, pour percevoir l’autre, sa différence, son chemin de dignité, et la responsabilité que nous avons chacun d’y répondre.

Dans mes rencontres avec les autres à l’extrémité de leur vie, souvent incapables de communiquer, de comprendre, il m’a fallu apprendre à me désarmer, à me sortir de moi-même ; de sujet actif devenir passif, disponible, avec tout le temps nécessaire pour considérer cet autre extrême dans sa condition. Cette considération qui allie attention, tendresse, respect, bienveillance, perception de la demande de l’autre, de son chemin de dignité, m’engage. Je me dois en toute responsabilité de répondre aux exigences de ce chemin de dignité aux extrêmes. Cet exercice de la considération des plus fragiles, de ceux qui sortent totalement de la norme, m’oblige à m’extraire de l’espace et du temps, à faire un arrêt sur image, sidéré, à m’oublier pour – dans cette considération – trouver des solutions qui répondent à la dignité de cet autre. Cet exercice de la considération de l’extrême est aussi important que celui du silence et de l’immobilité pour donner du sens au temps précieux. En vous désarmant, vous oubliant, vous êtes capable de percevoir les solutions posées par ces extrêmes conditions. Cette considération devient intelligence de l’autre et appliquée à la création, intelligence du monde. Nous devons faire silence régulièrement pour nous retrouver dans notre intégrité et être capables d’être en relation vraie. Nous devons considérer l’extrême différence et fragilité pour trouver des solutions pertinentes et participer ainsi à la beauté du monde. Dans ce silence dense et dans la considération, se trouvent les solutions à l’impasse de notre société, aux urgences du réchauffement climatique et de la mort annoncée du temps sur Terre pour l’Homme, sans oublier toutes les espèces déjà disparues ou en voie d’extinction.
Le silence m’a donné l’audace de proposer à l’autre une éthique, une injonction à l’humilité, l’authenticité, l’honnêteté dans la relation à l’autre, dans la confiance.
La confiance est le terreau de la communauté, échelon humain entre l’individu et la société abstraite. C’est par l’adhésion en confiance, de communauté en communauté, que les fruits du silence et les exigences de la considération pourront s’exprimer, faire tache d’huile. D’où l’importance pour les pouvoirs publics, pour les entreprises, les collectivités de s’inspirer du terrain. Créer le cadre des règles, assurer les contrôles du respect de celles-ci et laisser les communautés de confiance agir.
L’audace est d’être au diapason du silence de votre vie intérieure et, dans son retour à l’autre, de risquer la confiance. Cette audace demande une pratique régulière du silence, une prise de risque dans la confiance et l’acceptation de l’échec. On ne peut pas être en demi-teinte : je ne peux pas être moi-même dans la sphère privée et un autre, dissimulé, dans la société, au risque d’être schizophrène.
Simon de Cyrène, journalier agricole d’origine Libyenne en Palestine juive sous occupation romaine, intervient dans une querelle qui n’est pas la sienne ; sous le regard de l’occupant il a l’audace de rester en vérité avec lui-même et son éthique en portant secours au plus faible, le Christ portant sa croix, au risque de tout perdre. Aujourd’hui la Fédération Simon de Cyrène (3) crée des lieux de vie partagés entre traumatisés crâniens, polyhandicapés et des jeunes en service civique encadrés par des professionnels. Les foyers sont ouverts sur la ville et les résidents ont la responsabilité d’inoculer le virus de la fragilité dans leur quartier. Après des rapports parfois d’incompréhension, petit à petit s’installent la confiance et la détente ; les valides se réconcilient avec leur propre fragilité qu’ils occultaient. Ainsi, Laurent de Cherisey, directeur de la fédération Simon de Cyrène, raconte les temps tendus du début du premier projet à Vanves. Avec le temps et la curiosité, les habitants du quartier se sont détendus, ont baissé la garde et maintenant prennent le temps de rendre visite pour un échange ou repas avec les résidents du foyer. Ils sont entrés dans le temps de la relation. La vulnérabilité est à l’opposé de la vanité, de l’individualisme et illustre notre condition humaine partagée, incite à la fraternité. Le temps moderne de l’homme productif, voire augmenté, veut s’opposer à la réalité de cette condition et, en prolongeant la vie, occulter la préciosité du temps. La science nous promet une quasi-éternité en bonne santé pour un petit nombre d’élus. Ces programmes empêchent cet homme augmenté d’accepter sa condition humaine, l’amène à vivre dans la terreur de la faille et à refuser la relation à l’autre, source de dangers ou d’insoutenable différence. Quel avenir inouï que ces prophètes des temps modernes nous proposent ; tout à l’opposé du bon sens inséré dans le silence, du temps dense de la rencontre et de l’acte de la considération des plus fragiles. Il n’y aura pas de salut dans une fuite en avant de la science, mais au contraire dans un retour au respect de notre condition qui allège les affrontements, les peurs et propose des solutions durables dans une confiance porteuse de bonheur.
La souffrance est omniprésente. La science devrait la considérer en priorité. Mais la souffrance incompressible nous extrait du temps. Dans le temps libéré qui est celui de la souffrance, dans l’absence de mouvement et de bruit, il y a un espace de libération, celui du temps dilaté. Dans ce temps intense, la conscience d’exister domine. Dans ce temps intense de la respiration, du temps dilaté, j’existe. Le souffle de vie de ce temps de silence est existence, consistance.

Dans le temps moderne pressé, il n’y a pas de temps pour la rencontre ; chacun est dans sa solitude en manque de relations. La demande de liens, constitutive de notre humanité, n’est pas satisfaite dans notre société moderne. Mon épouse Khadija cite ce dicton marocain : « Vous avez la montre, nous avons le temps ».
Il faut prendre le temps du lien. Le temps de la rencontre est un temps de l’écoute, de la considération. Dans notre société où nous nous égarons, la science nous propose l’autonomie comme panacée à une existence. Je recherche la mise en relation pour donner du sensà ma vie. Mon attente n’est pas d’être l’homme augmenté par la science, mais d’être dans ma condition humaine partagée. Quel luxe d’être soi-même en sobriété sans la pression de la performance et de l’apparence. La sobriété est aussi la solution pour épargner ce qui est rare, les richesses de la création, les richesses de la relation. Pour donner de la constance au temps, il faut s’avoir s’en extraire régulièrement, faire une pause pour réanimer sa conscience.
Même dans son rapport à la mort, la société marche sur la tête. Par l’homme augmenté, l’acharnement thérapeutique, ou à l’inverse, l’euthanasie proposée aux extrêmes de la vie, le rapport au temps et à la mort estbrouillé.
J’ai côtoyé l’extrême fragilité, la différence et la souffrance insoutenables du
polyhandicapé, du traumatisé crânien, la laideur de celui qui ne sait plus se contenir, gémît et hurle sans contrôle. L’Homme a aboli la peine de mort ; il abolirait la peine de vie ! La dignité ne consiste pas à choisir la mort au menu de la vie. Certes, avant mon accident, j’aurai signé toutes les pétitions en faveur d’une légalisation du suicide assisté ou de l’euthanasie. Quel « progrès » ! Maintenant que je suis de l’autre côté, dans la fragilité et l’inconfort, l’euthanasie et le suicide assisté ne constituent en rien un progrès… Bien au contraire, quel mépris de l’être humain !

Condamner les humiliés au désengagement est dramatique. Je comprends que certaines personnes réclament le droit de décider du temps de leur fin de vie. Accorder ce droit à certains, le rendre disponible à tous, est une manière de
dire à ceux qui sont les plus misérables qu’on ne les retient plus. C’est très violent. La demande de ces très grands fragiles en fin de vie, ou dans une très grande souffrance, est d’être en lien avec l’autre.
Quelle meilleure thérapie pour notre société anxieuse que de se pencher sur ces plus extrêmes de la vie ? Réconcilier la société avec ses fragilités plutôt que se décharger de cette condition humaine, en accordant le droit à la fin de vie abrégée. Les humiliés tombent dans la désespérance, ils ne souhaitent pas qu’on les efface, ils souhaitent qu’on les raccorde, dans le temps qui leur est imparti.
Redonnons un peu de fraîcheur au mot de dignité. Notre vivre ensemble
est fait de liberté entendue comme responsabilité, d’égalité devant la considération, de fraternité à l’égard des plus faibles et de solidarité dans l’épreuve. La dignité est le respect dû à la personne, à son temps.
Lorsque vous ne pouvez rajouter du temps à votre vie, rajoutez de la vie au peu de temps qu’il vous reste, mais ne touchons pas à l’Intouchable !
Le rapport au temps reconsidéré par le silence nous amène à envisager le rapport à l’autre en vérité, transposable à tous les temps de la vie, personnelle, professionnelle et sociale. Imaginez un temps de famille dense, une entreprise de la considération, une politique de la solidarité. Une véritable refondation du vivre-ensemble à partir d’une « intériorité citoyenne ».
Le temps pressé est perdu. Donner du sens à la vie, c’est donner du sens au temps. Pour cela il faut prendre le temps du silence et pratiquer la considération de la grande fragilité. Ce moi revisité me permet la rencontre avec l’autre en confiance, condition d’une communauté de confiance, source de renouveau. Le temps reconsidéré dans le silence est enfin pertinence. Changer le tempo de l’homme et retrouver le temps de l’homme dans sa condition humaine de fragile, de différent, le temps dense d’homme à homme.

 

>> Pour approfondir cette réflexion sur la Société de Bien Commun, cliquer ici. <<

Ce livre est un appel lancé aux femmes et aux hommes d’ici et d’aujourd’hui : les idées pour humaniser le monde se trouvent dans la vie de tous les jours ! Nous sommes tous de potentiels acteurs de cette conversion positive. Pourquoi pas vous ?

 


(1) Philippe Pozzo di Borgo, Le Second Souffle, Bayard, 2011.
(2) https://lamaisondesfilms.webnode.fr/products/intouchables/
(3) https://www.simondecyrene.org/

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