Le business du temps

1 Juil, 2020 | PHILOSOPHIE

Laurie, Ingénieure en Bureau d’Études dans le développement éolien, a récemment regardé un documentaire captivant réalisé par Cosima Dannoritzer et diffusé par Arte sur le thème du temps : Le temps, c’est de l’argent. La réflexion proposée l’a frappée au point qu’elle livre ci-dessous ses réactions et les enseignements qu’elle en tire, en espérant donner envie au plus grand nombre de se pencher sur ce rapport que nous entretenons au temps, dans la société moderne.

Dans une société où l’expression la plus entendue par nos enfants est « dépêche-toi » et où dormir est de plus en plus vu comme « une perte de temps », Cosima Dannoritzer interroge sur la place du temps dans notre vie.

Notion de temps universel : origines et conséquences

La perception du temps par l’Homme a considérablement changé avec la révolution industrielle. D’une période où le temps était subjectif, il est devenu universel et partie intégrante de notre quotidien, rythmant nos journées et nos vies.
En 1853, aucune horloge du monde n’était synchronisée ; il fallait, par exemple, remonter 220 fois sa montre pour traverser les États-Unis. Cette gestion du temps n’étant pas compatible avec la mondialisation, l’Homme a mis en place un système bien rodé en quête continue de l’heure exacte. La boule horaire, à l’époque où la Tour Eiffel était au centre du système horaire mondial, a laissé place à une technologie plus performante : l’horloge atomique, synchronisant l’humanité.
Les humains se sont adaptés à cette nouvelle façon de vivre. Comme l’évoque Robert Levin, artiste classique, musicologue et compositeur, les gens « marchent, travaillent et parlent plus vite » comme si « perdre quelques minutes était un sacrifice insoutenable ».

Même notre vocabulaire s’est adapté : « procrastiner », du latin procrastinatio, était vu comme une qualité humaine car cela signifiait remettre à demain dans le sens « prendre le temps d’y réfléchir pour mieux se décider ». Et pourtant, aujourd’hui, « procrastiner » a une connotation péjorative, la procrastination étant nettement assimilée à la paresse.

Cette nouvelle façon de vivre n’est pas sans conséquences sur notre santé, induisant une augmentation croissante des maladies cardiovasculaires et une individualisation des Hommes : qui n’a jamais refusé son aide à un passant égaré sous réserve qu’il n’avait pas le temps de l’aiguiller ?

Les dérives du temps universel : un tour du monde

Les aberrations de notre époque, toujours plus centrée sur la rentabilité du temps, n’épargnent aucune région du monde.
En octobre 1992, un entrepreneur Russe a tenté de vaincre la nuit en équipant la station Mir d’une gigantesque voile pour réfléchir les rayons du soleil dans l’idée d’éclairer plus longuement des villes de l’Arctique russe plongées dans l’obscurité une grande partie de l’année.

Au pays du soleil levant, dans une société où « travailler plus » est de rigueur, environ 40% de la population est victime du Karoshi (littéralement « surmenage ») et plus de 10 000 Japonais y succombent chaque année.

Aux États-Unis, un service funéraire d’un nouveau genre a vu le jour : aux allures d’un drive-in, ce service accéléré permet aux proches des défunts de faire leurs adieux en un temps réduit, dans l’optique, cette fois encore, que chaque seconde doit être rentabilisée.

Ainsi, dans la majorité des pays industrialisés, le temps est devenu une matière première comme une autre. Les entreprises capitalistes recherchent continuellement à maximiser ce temps pour générer encore plus de profits, allant jusqu’à analyser et chronométrer chaque mouvement de ses salariés. Initiée par Renault et mis en pratique par Ford au milieu des années 1900, cette nouvelle façon de travailler a considérablement revu la place du temps dans la vie de l’employé, allant jusqu’à scruter le temps dédié à ses besoins naturels. Aux États-Unis et en Europe, certaines entreprises ont mis en place la taxe « Toilettes ». En chronométrant le temps passé par leurs employés aux WC, la société impute le manque à gagner potentiel à leurs salaires. Aussi petit soit-il, un profit est un profit…

Dans cette course effrénée au temps et à sa rentabilité, certains s’y perdent. Pour les aider, la société a vu émerger un nouveau business : la gestion du temps. Sous motif de nous aider à identifier nos « voleurs de temps », ces coachs encouragent ceux qui le souhaitent à réduire le stress engendré par ce rythme frénétique et apprendre à apprécier le moment présent.

Le temps, c’est de l’argent

En moyenne, l’Homme vit 650 000 heures, 300 000 d’entre elles sont consacrées au sommeil et au travail. L’Homme devrait donc disposer de 350 000 heures pour les occupations qu’il choisit librement de vivre. Un temps que certains cherchent à lui dérober autant que possible.

Le vingt-et-unième siècle a vu se démocratiser le libre-service : caisses, meubles à monter soit même, auto-enregistrements, tant d’activités placées dorénavant sous la responsabilité des clients permettant une réduction de personnel et des charges sans pour autant réduire le coût de la prestation. Un client favorisant une caisse libre-service ne payera pas moins cher que celui empruntant une caisse conventionnelle, le prix du billet d’avion ne sera pas moins onéreux pour la personne qui s’enregistrera sur le site internet de la compagnie plutôt qu’au comptoir. L’individu aura juste l’impression d’avoir « gagné » du temps… Est-ce véritablement un gain ? Pour répondre à cette question, Spencer Greenberg a créé un comparateur en ligne gratuit permettant aux utilisateurs d’arbitrer entre temps et argent. Clearer Thinking estime le revenu horaire de l’utilisateur, et lui permet de comparer le coût engagé versus le temps potentiellement gagné, relativisant l’investissement. Vaut-il mieux prendre le TGV ou le TER ? Le temps perdu à chercher à utiliser un bon de réduction est-il rentabilisé ? Autant de questions que nous ne nous posons pas, pensant « rentabiliser » économiquement notre temps.

Bien qu’une partie de notre temps soit monnayable, le temps est subjectif. La valeur que nous lui attribuons dépend de chacun. Il semblerait cependant que les Hommes s’accordent sur un point : le repos durable n’est atteint qu’une fois que le temps s’arrête : week-end, vacances, retraite…

Quid, alors, de faire des choix qui favorisent autre chose que le gain de temps dans notre vie quotidienne ? Quid de lui préférer la relation, par exemple, qu’elle soit avec les autres, avec la nature, avec une forme de transcendance… ?


LA RÉALISATRICE
Cosima Dannoritzer, née en Allemagne en 1965, est connue pour ses reportages d’investigation engagés, majoritairement diffusés sur Arte, parmi lesquels La Tragédie Électronique (2014), Prêt à Jeter (2010) ou encore Incendies Géants : enquête sur un nouveau fléau (2019). Dans ses différents documentaires, Cosima questionne le spectateur sur la société actuelle et sa place dans cette dernière.

« Business du temps : le temps c’est de l’argent », un documentaire de Cosima Dannoritez (1 heures 25) réalisé en 2016 est disponible gratuitement sur le site d’Arte et sur Youtube.

Je soutiens le Courant pour une écologie humaine

 Générateur d’espérance