Architecture et économie : ce que l’économie circulaire fait à l’architecture #Podcast

7 Oct, 2021 | ECONOMIE, HABITAT & ARCHITECTURE, NATURE & ENVIRONNEMENT

Grégoire Bignier est architecte, enseignant et essayiste ; ses trois derniers ouvrages sont inspirés des cours qu’il délivre à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris Val-de-Seine. Après avoir traité du lien entre architecture et écologie, il focalise le second opus de cette trilogie sur l’économie. On vous laisse écouter.

Suite à votre premier ouvrage intitulé comment partager le monde habité ? sur lequel un premier podcast est paru, vous orientez dans ce deuxième opus votre réflexion sur l’économie et notamment l’économie circulaire. Pourquoi donc ce thème vous a-t-il particulièrement intéressé en tant qu’architecte ?

Grégoire Bignier : “Cette trilogie a commencé par “Architecture et écologie” qui est, comme un architecte sait le faire, une esquisse d’un monde différent, même si cela partait d’institutions réelles. Une fois que cette esquisse est apparue, il s’est agit de la travailler davantage ; de lui donner du détail et du relief. De fait, l’apparition d’une notion comme l’économie circulaire, qui nous vient d’ailleurs historiquement d’une géographe et d’un architecte suisses, nous permet justement d’affiner cette esquisse.

On peut commencer par se demander ce qu’est l’économie circulaire. Quand on fait une recherche sur internet, on trouve beaucoup de choses intéressantes, mais qui se basent principalement sur le recyclage, une conception écologiquement vertueuse, le circuit court, etc. Cela va rarement plus loin, ou, quand tel est le cas, il en résulte des définitions beaucoup trop complexes et peu compréhensibles.

Dans mon livre, j’ai décrit ces trois volets qui me semblent être les fondements de l’économie circulaire :

  1. Le premier, c’est l’écologie industrielle,
  2. le deuxième, c’est le recyclage,
  3. le troisième, c’est l’économie sociale et solidaire.

L’objet de mon ouvrage est, d’une part, de mieux comprendre ce que sont ces trois volets, et, d’autre part, de voir en quoi ces trois volets ont un impact sur l’architecture aujourd’hui et permettent de consolider la vision développée dans mon premier ouvrage sur l’écologie.”

Quel lien existe-t-il entre l’écologie industrielle et l’architecture ?

G.B. : “La notion d’écologie industrielle est assez simple à comprendre. Imaginez une usine A qui produit une production et qui a des déchets. Puis, imaginez que les déchets de l’usine A soient les ressources de l’usine B. Ainsi, l’usine B fait sa propre production et elle-même produit des déchets qui pourraient être la ressource première d’une usine C. Enfin, l’usine C, vous l’aurez compris, produit sa propre production, ainsi que des déchets qui seraient les ressources de l’usine A.
Cette danse décrit une industrie de proximité dont de nombreux exemples historiques existent, tel que l’écoparc de Kalundborg, au Danemark.

Ce qu’il faut retenir de l’écologie industrielle, c’est non seulement la proximité, mais également le fait qu’elle fonctionne en boucle fermée : il n’y a ni pollution ni gaspillage ; aucune production ne se répand dans la nature.
On peut ainsi imaginer une architecture qui, sur les fondements d’une écologie industrielle, et en bouclant ces cycles-là, pourrait se faire sans polluer ni gaspiller.”

Y a-t-il des exemples qui existent déjà et qui servent de modèles ?

G.B. : “L’écrivain et enseignant Suren Erkman, connu pour ses travaux sur l’écologie industrielle, explique qu’au sortir de la guerre, les urbanistes et les élites de la ville de Kalundborg ont réfléchi, devant l’absence de ressources, à cette économie de proximité comme modèle possible de développement urbain.
Ils ont ainsi réfléchi à cinq entités qui composent une ville, comme par exemple, des usines et une centrale de chauffage. Ils ont ainsi constaté que toutes ces entités pouvaient utiliser leurs déchets respectifs pour pouvoir fonctionner. C’est un exemple bien connu qui met toutefois en évidence les fragilités d’un tel système dans le système économique dans lequel nous sommes – une entité peut faire faillite ou une technologie disruptive apparaître et troubler cette organisation vertueuse.
Néanmoins, c’est un modèle extrêmement intéressant surtout en 2021, où nous réfléchissons à un monde qui ne serait pas forcément un monde avec des liens très “longs”… Contrairement aux nouvelles routes de la soie qui est un projet de route commerciale entre Pékin et l’Europe, avec une centrale nucléaire prévue tous les 500 km : le contraire d’une économie de proximité ! On voit bien que l’on est dans deux mondes et deux modèles radicalement différents et qu’il est important, même pour un architecte, de réfléchir et de se positionner.

Les nouvelles routes de la soie est un projet en construction à l’initiative du gouvernement chinois, qui consiste à relier la Chine, autrement dit, un centre de production industrielle, à son principal client : l’Europe, première économie mondiale. Pour ce faire, elle a imaginé la construction d’une sorte de cordon ombilical industriel, sous la forme de chemins de fer, d’autoroutes, d’entrepôts et de plateformes d’échange, tout le long de ce qui était anciennement la route de la soie (mais cette fois, dans l’autre sens). Ce modèle, qui est déjà mis en œuvre et dont la finalité devrait aboutir dans quelques années, est exactement le modèle contraire de celui de Kalundborg : nous sommes dans des flux extrêmement longs de plusieurs milliers de kilomètres alors que le port de Kalundborg se fait dans une enceinte de quelques hectares.

On peut donc imaginer une autre économie que l’économie linéaire mondialisée – illustrée par cet exemple des nouvelles routes de la soie – via une économie entièrement constituée de tous petits clusters d’économie circulaire qui constitueraient un tissu économique, notamment celui de l’Europe.

Des exemples commencent d’ailleurs à se mettre en place. Par exemple, le port du Havre réfléchit en termes d’écologie industrielle entre le port (une entité industrielle), la baie de la Seine (une zone de très haute qualité environnementale) et la cohabitation avec la ville et les questions économiques liées. L’écologie industrielle offre une vision autre qu’une pure confrontation frontale.”

Êtes-vous en train de nous dire que la solution à la crise écologique se trouve exclusivement à l’échelle locale ?

G.B. : “Je ne pense pas que la solution soit de revenir à une toute petite échelle mais je pense que la réflexion doit être simultanée, à différentes échelles : à l’échelle mondiale, à l’échelle continentale, à l’échelle de la métropole et enfin à l’échelle de son voisin. Ces différentes échelles sont d’ailleurs l’objet de mon premier ouvrage sur l’écologie – quelle gouvernance pourrait écologiquement s’appliquer et à quelle échelle ? – C’est plutôt une articulation entre ces différentes échelles et ces différentes gouvernances qui pourrait nous apporter un autre modèle économique.”

Vous avez évoqué comme deuxième volet le recyclage, comme étant l’un des fondements de l’économie circulaire, quel est le lien entre le recyclage et l’architecture ?

G.B. : “Telle que je l’ai pensé, l’écologie industrielle est quelque chose qui se pense dans l’espace – est-ce qu’on est proche ou loin ?

Le deuxième volet de l’économie circulaire – le recyclage, donc – ne se pense pas dans l’espace mais dans le temps. Le principe du recyclage, c’est finalement de prendre quelque chose et de le penser à une date ultérieure et de manière cyclée. C’est donc, au fond, le même dynamisme de réemploi, d’échanges courts ou brefs mais, cette fois-ci, dans le temps. Et, pour un architecte, on va parler aussi de restauration, de réhabilitation, de réaffectation et même de renaissance, puisqu’on peut convoquer l’histoire dans toutes ces approches liées au recyclage. Il y a un intérêt à cela – comme les physiciens qui, depuis un bon siècle maintenant, pensent l’espace et le temps de manière simultanée en parlant d’espace-temps, parler de physique aujourd’hui, en dissociant espace et temps paraît anachronique. Et c’est de la même manière, que les architectes devraient, aujourd’hui, penser l’espace et le temps, me semble-t-il. Le recyclage est ainsi un bon outil pour penser ces questions d’économie circulaire dans le temps, comme l’écologie industrielle les pensent dans l’espace.

En termes d’architecture, un bâtiment ne doit pas se penser uniquement le jour de son inauguration mais tout au long de sa vie et puis en imaginer le démantèlement pour pouvoir construire un autre bâtiment dans une perspective future. On est bien dans des questions ouvertes à tous et y compris aux architectes, dans leur capacité à penser ces questions de recyclage.

Cette notion de recyclage était en fait le modèle historique puisqu’il n’était pas rare que l’on construise les bâtiments sur les décombres de bâtiments précédents.
La question est maintenant de savoir si notre économie linéaire mondialisée est une simple parenthèse avant de revenir vers cette utilisation massive de recyclage par laquelle les villes seraient les mines des villes futures. Ainsi, notre économie ne serait qu’une parenthèse de quatre siècles avec cet immense gâchis. Peut-être, au contraire, penserons-nous toujours que le bâtiment se doit d’être construit avec telle fenêtre fabriquée en Chine, quand bien même le bois utilisé par les Chinois viendrait de nos forêts françaises. C’est toute la question qui se pose aujourd’hui aux architectes quand ils sont amenés à s’interroger sur la question du recyclage.”

Vous évoquez comme troisième dimension de l’économie circulaire, l’économie sociale et solidaire (ESS), pouvez-vous développer cette notion ?

G.B. : “Je suis parti de l’économie sociale et solidaire car il me semble que c’est une forme d’économie qui est la plus proche de celle qui pourrait émerger d’une économie circulaire. Dans l’économie sociale et solidaire, les entités économiques ne sont pas seulement des entreprises et des consommateurs mais peuvent aussi être le monde associatif, des institutions qui n’ont rien à voir avec des procédures industrielles ou économiques visant une plus-value. On est donc loin de l’économie libérale ou de l’économie planifiée ; on est plutôt sur une forme d’économie qui, par sa proximité et la frugalité des moyens qu’elle met en œuvre, est assez proche des deux premiers volets dont j’ai parlé, c’est-à-dire l’écologie industrielle et le recyclage.
Je me suis intéressé à trois exemples :

  1. un apiculteur amateur qui utilisait un terrain prêté par une relation partie en EHPAD. Cet apiculteur exploitait ses ruches avec une association appelée “Mon potager en ville”, qui s’intéressait au travail de la terre localement,
  2. des jardins partagés et cultivés abritant des variétés de pommes assez rares faisant partie d’une association nationale appelée “Les Croqueurs de pommes”,
  3. la plus grande brocante caritative d’Ile-de-France qui, là aussi, est fondée sur une économie de recyclage.

En tant qu’architecte, ce qui m’a intéressé dans ces trois exemples, est leurs besoins en termes d’espace. Puis, je me suis interrogé : est-ce que ces trois architectures circulaires pourraient fonctionner ensemble ? J’ai alors réfléchi aux liens possibles entre ces gens qui ne se connaissent pas et qui, étant pourtant à 400 mètres de distance à vol d’oiseau, ignorent leur propre existence respective, afin de mettre en place une économie municipale. Je ne parle pas ici d’une économie planifiée ou ultra-libérale mais où le rôle du politique serait un rôle initiateur ou faisant levier et qui permettrait de mettre en relation toutes ces démarches citoyennes.

On est donc bien à une micro-échelle où le citoyen est le leader de cette économie ; et finalement, s’intéresser à l’articulation de ces architectures circulaires est, pour moi, être l’architecte du XXIème siècle.”

En quoi ces trois initiatives sont-elles des formes d’architecture ?

G.B. : “Dans mon livre sur l’architecture et l’écologie, j’avais décrit l’architecture du XXIème siècle, et plus particulièrement, celle qu’il est souhaitable de mettre en œuvre, comme une architecture qui se donne ses propres règles. En effet, l’architecture circulaire c’est l’architecture dont le fondement est un dispositif à la fois spatial et temporel et qui peut se décrire comme un objet qui peut être tant matériel que social, caractérisé par les liens qui relient les acteurs qui forment cette architecture. Ainsi, penser aujourd’hui l’architecture uniquement comme un objet construit ou un parpaing au-dessus d’un autre me paraît extrêmement réducteur et surtout absolument inopérationnel dans la pensée du monde à venir. Je pense qu’être architecte aujourd’hui, ça n’est pas uniquement connaître les normes de la construction, mais également réfléchir à l’incitation de l’émergence de ce type de dispositifs que j’ai décrit dans les trois exemples cités précédemment.”

Le dernier chapitre de votre livre porte sur le Mont Saint-Michel : pourquoi ?

G.B. : “Je termine sur un chapitre dédié au Mont Saint-Michel. Pourquoi le Mont Saint-Michel ? Premièrement, la présence humaine sur le Mont est très ancienne, datant du IXème siècle. Ainsi, on a l’épreuve du temps qui valide un certain nombre de dispositifs, notamment architecturaux, théologiques et économiques.
Ce qui m’a intéressé c’est, d’une part, la part que l’histoire pourrait apporter dans toutes ces réflexions sur le futur ; d’autre part, la considération globale du Mont Saint-Michel qui n’est pas uniquement objet touristique, toute la baie du Mont Saint-Michel, c’est-à-dire l’entité écologique que constitue la baie, est passionnante et porteuse d’enseignements, avec, notamment, cette économie des maraîchers ainsi que des industries de pointe. C’est une région avec certaines industries très high-tech, dans un cadre de vie tout à fait exceptionnel.

J’ai découvert, en m’intéressant au Mont Saint-Michel qu’il existait une association mondiale des baies et j’ai trouvé que les baies formaient une entité géographique à la fois intéressante à étudier pour penser l’avenir mais aussi emblématique du combat qui nous attend. Le Mont Saint-Michel ne se bat plus contre l’Anglais mais contre le dérèglement climatique ! Cette ligne de front du littoral entre la mer et la terre est finalement la première ligne de front de ce combat. Cette baie m’a semblé être un exemple rempli d’espoir.”

À qui s’adresse votre livre ?

G.B. : “Cet ouvrage sur l’économie circulaire s’adresse bien entendu à mes étudiants en architecture ou aux architectures qui peuvent s’intéresser à ces questions. Ce livre s’adresse aussi aux ingénieurs ou à des gens qui s’intéressent au management et, plus généralement, à tous les gens qui s’intéressent à l’architecture et notamment à celle du monde à venir, cet ouvrage ayant été écrit avec ce souci de clarté et d’accessibilité au plus grand nombre.”

Un dernier message à transmettre à vos lecteurs ?

G.B. : “De toutes ces procédures qui sont quand même assez complexes, je pense que nous pourrions garder une simple phrase : faire un bon repas froid après la noce.

C’est-à-dire, non pas se priver nécessairement et se serrer la ceinture après une fête qu’auront été les quelques siècles industriels, mais au contraire réutiliser ce qui a été déjà réalisé, car tout n’est pas à jeter dans ce que le monde industriel a apporté – la santé et l’éducation, notamment – et le développer, le consommer de manière différente.
Je pense en outre qu’il est tout aussi bon, le lendemain de la noce, de passer un moment en discutant avec un cousin de province qu’on n’a pas vu depuis longtemps que de tenter de converser avec une musique tonitruante pendant la noce. Ainsi, l’écologie ne doit pas être vue comme une privation ou frugalité mais comme un autre rapport au monde et surtout, comme une perspective particulièrement réjouissante de l’avenir.”

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