L’histoire de Vivian Schindler est une ode à cette capacité humaine de transformer la plus profonde blessure en une source de force. Suite à l’exil forcé après le coup d’État chilien de 1973, elle a traversé le monde pour finalement choisir de « vivre pleinement » après une épreuve de santé. Vivian Schindler est la preuve vivante qu’« on ne meurt pas de mourir, on meurt de ne pas vivre. »
L’article ci-dessous est issu de la transcription de l’interview vidéo.
Du Chili à l’exil
Vivian Schindler : “J’ai commencé ma vie au Chili ; mon enfance s’y déroule jusqu’au coup d’État du 11 septembre 1973 qui marque ma vie, comme celle de toute la société chilienne.
Pour moi, ce coup d’État est associé à la disparition de mon père : il était militant politique et a été embarqué dans un camp de concentration. Ces journées d’angoisse m’ont fait vivre l’invasion de plusieurs groupes de militaires, dans notre maison, plusieurs fois par jour. Ils venaient chercher mon père, lequel, pourtant, avait déjà été emmené. J’ai dont vécu avec ma mère et mes deux sœurs, enfermée, isolée du monde, dans la peur.
Et puis, quelques semaines plus tard, notre père nous a été rendu. Nous avons alors tout quitté, avec le moins d’affaires possible pour ne pas attirer l’attention. Début de l’exil, ce grand déracinement qui va durer de nombreuses années.
Dix années de pérégrinations en Europe
Avec toute la famille, nous partons dans une sorte d’exode qui va, pendant dix ans, nous conduire dans plusieurs pays d’Europe.
La France, tout d’abord, qui sera un lieu de triage. On arrive en région parisienne, dans des foyers de travailleurs, où il faut tout apprendre. Et comprendre : au Chili, c’était l’été ; à Paris, la neige – que nous n’avions jamais vue – tombe. Ma vie d’enfant est complétement bousculée. Pour mes parents, le plus important est de nous permettre de poursuivre notre scolarisation ; ainsi, pratiquement du jour au lendemain, nous nous retrouvons toutes trois à l’école, en ne comprenant rien à la langue.
Puis notre famille est éclatée à cause d’erreurs d’aiguillage : mon père est envoyé en Bulgarie, tandis que ma mère et ses trois petites filles, sommes envoyées en République démocratique allemande (RDA). Ca ne dure pas longtemps : quelques mois plus tard, nous arrivons en Bulgarie (mon père a pu venir en RDA nous chercher).
À nouveau donc, après le français et l’allemand, nous devons nous mettre à une nouvelle langue : le bulgare. Il faut décrypter les panneaux en cyrillique : c’est de plus en plus compliqué ! Il me faut donc recommencer à zéro l’école. À partir de là, nous ferons toute notre scolarité ensemble avec ma sœur Michèle, de 18 mois ma cadette.
Garder ses racines vivantes
La précarité s’invite. Rien ne nous appartient. Heureusement, nous sommes très soudés parce que mes parents ont su créer, malgré l’instabilité permanente, un cocon de sécurité.
À l’époque, on n’avait absolument rien pour communiquer avec notre famille chilienne. Une option : aller dans une cabine téléphonique et mettre des pièces qui partaient bien trop vite. Nous avons réservé cela pour les grandes occasions. Le reste du temps, nous avons privilégié le courrier postal. Ainsi, une à deux fois par semaine, ma grand-mère du Chili nous écrivait des lettres. Avec une très belle écriture, elle remplissait cinq à dix feuilles d’un papier très fin, en racontant son quotidien.
J’aurais pu complètement perdre la connexion culturelle avec mon pays. Mais grâce à cette correspondance avec ma grand-mère, grâce aux parents qui nous parlaient d’un pays merveilleux et qui ont facilité une transmission sensorielle et affective, en parlant, notamment, espagnol à la maison, ces racines sont restées vivantes pour mes sœurs et moi. Et c’est une grande richesse.
Voilà pourquoi, quand en 1983, nous avons à nouveau migré en France, à Sevran, dans l’immeuble crasseux d’une cité triste, j’ai rapidement proposé des cours d’espagnol à la communauté chilienne, m’étant rendu compte que certains enfants ne parlaient que français. Cela m’attristait qu’ils ne puissent communiquer avec leur famille – et leurs grands-parents, tout particulièrement – restée en Amérique du sud. Je savais que je n’avais pas grand-chose pour contribuer à cette solidarité extraordinaire qui existe entre exilés. Mais la langue, ça oui, je pouvais la transmettre !
Traverser la maladie
Et puis, la vie a suivi son cours. Je m’épanouie dans de nombreux engagements. J’ai deux enfants, que j’élève seule. J’ai une carrière brillante dans l’immobilier et la finance. Je me sens aller de l’avant, je me crois heureuse, mais je fais tout en force, ce qui a tendance à m’épuiser.
Une rupture advient quand le corps parle. On me diagnostique un cancer. Fort heureusement, je suis bien conseillée et prise en charge. Je suis opérée très rapidement et ma première réaction est de gérer cela en cheffe de projets : je n’avais pas de temps à perdre avec cette maladie. Je me laissais trois mois pour redevenir aussi efficace qu’avant ! La superwoman que j’étais avait beaucoup trop de choses à faire pour accepter de ralentir.
Par chance, le corps ne se laisse pas si facilement oublier. Quelques mois plus tard, j’ai un nouveau cancer, au même endroit, plus virulent encore. Je comprends enfin : ça déclenche tout un travail de conscience, de transformation intérieure. Ce chemin vers la guérison va durer trois ans. Le cancer m’a forcée à m’aimer. Et m’ai fait choisir trois choses que je garde aujourd’hui dans mon quotidien : un travail de centrage, d’attention, de présence – mieux manger – prendre soin de la relation à l’autre.
Choisir de vivre et non plus survivre
Traverser cette épreuve du cancer m’a permis de redéfinir ce qu’est la réussite, de développer ma créativité et de vivre en paix. J’ai choisi de vivre et de ne plus survivre ; je n’avais pas vu du tout, dans ma vie pleine, riche, à succès, que je tenais en mode survie. J’avais été jusque-là dans une sorte de carapace, où je m’obligeais à être forte et courageuse…
Je dirais que choisir de vivre, c’est vraiment être du côté du cœur, c’est accepter sa vulnérabilité – car c’est là que j’ai pu trouver ma vraie puissance. Et cultiver la gratitude. Aujourd’hui, j’ai compris que pour faire de grandes choses, il faut clairement une forme de persévérance. Mais en douceur.
Apprendre à vivre pleinement, ça a été aussi de choisir de quitter une situation professionnelle confortable dans un établissement financier dans lequel j’avais la reconnaissance et la sécurité de l’emploi. Il a fallu que j’aille chercher ma vocation. Et je me suis finalement autorisée à avoir ce rôle de tisseuse de liens, de marraine, de mentor. Non pas pour donner des leçons mais pour, toujours dans cette intelligence du cœur, être présente auprès de l’autre et, pouvoir l’aider grâce à une écoute active et bienveillante.
En bref, qu’est-ce que c’est que vivre ? Je crois que c’est accepter d’être humain !
Je voudrais conclure avec cette citation de Christian Bobin : On ne meurt pas de mourir, on meurt de ne pas vivre.“
