Depuis près de quarante ans, Rémi Gerin enseigne le marketing à l’ESSEC. En parallèle, il a fondé et dirige Médiaperformances, un acteur du retail media en France. À la tête de cette entreprise de 150 collaborateurs, il défend une vision singulière du capitalisme : exigeante, humaine, responsable ; il milite pour une économie au service de la société, où la performance se mesure aussi en impact social et environnemental.
Les propos ci-dessous sont extraits de l’interview vidéo.
Rémi Gerin, un pionnier du retail média en France
Rémi Gerin, PDG de Médiaperformances : “J’ai créé Médiaperformances il y a quarante ans et j’en suis encore aujourd’hui le principal actionnaire. Mon idée était simple : développer, pour les acteurs de la grande distribution et leurs fournisseurs, des médias à proximité de l’acte d’achat, en ciblant au mieux les consommateurs de leurs produits.
Cet écosystème de médias permet de faire de la publicité de façon plus ciblée et souvent plus efficace que les médias classiques que sont la télévision et la radio.
La grande distribution, acteur clé de la transition écologique
« Quand six enseignes concentrent 90 % des achats alimentaires, elles ont une responsabilité immense. »
J’ai toujours été frappé par le poids colossal de la grande distribution dans nos sociétés. En France, six enseignes – en concurrence assez franche les unes avec les autres – concentrent 90% des achats de produits de grande consommation. Cela veut dire qu’un petit nombre d’acteurs irrigue tous les foyers, sur tous les produits du quotidien.
Quand on sait que l’alimentation représente près d’un tiers de nos émissions personnelles, on comprend que ces acteurs ont une responsabilité environnementale considérable. Si moi, distributeur, je choisis de référencer davantage de produits sains, ou à faible impact carbone, ou comportant moins de plastique, j’oriente massivement les comportements d’achat et favorise largement la transition écologique.
Quatre responsabilités de la grande distribution
« Sortir du plastique, c’est compliqué. Mais c’est nécessaire. »
La grande distribution a notamment un fort pouvoir de transformation sur quatre chapitres : la décarbonation de l’offre, la diminution de l’usage du plastique, la santé des consommateurs et la préservation de la biodiversité. Les consommateurs sont aujourd’hui particulièrement attentifs à leur santé et au plastique. Les enseignes ont intérêt à avancer très vite sur ces sujets pour ne pas être boudées par leurs consommateurs.
Au sujet de la santé, les consommateurs se sentent évidemment très personnellement concernés par le sujet et ont été très aidé pour faire les bons choix de consommation par le Nutri-Score et les applications telles que Yuka.
Au sujet du plastique, si tout le monde comprend bien l’utilité des 4 R “Remove, Reduce, Re-use, Recycle” (Réparer, réduire, recycler, réutiliser), il reste difficile d’en sortir : il est pratique, peu cher et performant.
Il y a heureusement des produits sur lesquels il est très facile de faire la différence. Prenez le shampoing liquide, par exemple : 90% d’eau pour 10% de principe actif dans une bouteille en plastique. Cela fait donc des camions entiers qui traversent la France remplis de plastique et d’eau ! C’est une aberration écologique ! Le shampoing solide est l’alternative évidente : petit, concentré, emballé dans du carton, pas plus coûteux à produire… Qu’attendons-nous ?
La consigne est également une voie intéressante à suivre, mais complexe à mettre en place en France. En Roumanie, j’ai vu un système brillant : chaque bouteille plastique est consignée à hauteur de dix centimes. En dix-huit mois, 100% des bouteilles du territoire ont été recyclées ! Comme quoi, quand on veut, on peut.
Quant à la décarbonation de l’offre, c’est compliqué car on va toucher aux habitudes alimentaires des personnes. Il faut faire comprendre aux consommateurs, par exemple, qu’un lait végétal aura beaucoup moins d’impact qu’un lait de vache. C’est un vrai défi auquel les associations de consommateur, pour ne citer qu’eux, s’attèlent.
Faire émerger un capitalisme alternatif
« L’école de Chicago va mourir. Mais le capitalisme ne doit pas mourir avec elle. »
Je crois profondément que le capitalisme doit se réinventer. L’école de Chicago, qui place l’enrichissement de l’actionnaire comme finalité unique de l’entreprise, a vécu. Je pense qu’elle ne sera plus valable pour personne d’ici 2050.
Je crois en un capitalisme d’innovation, d’emploi, de création de valeur – mais au service d’une communauté plus large. Une entreprise doit être au service de ses collaborateurs, de son écosystème, de ses clients, de ses actionnaires, de la planète. Chez Mediaperformances, nous essayons de le faire concrètement. Comment ? En protégeant notre écosystème : nous avons, par exemple, réduit nos émissions de plus de 55% en cinq ans. Et en partageant avec les plus pauvres : nous consacrons 1 % de notre chiffre d’affaires à des associations qui œuvrent contre la précarité alimentaire.
Ce partage représente environ 750 000 euros par an. Pour moi, cette démarche est un investissement de long terme. Le capitalisme familial a cet avantage : il s’inscrit dans la durée. Quand on pense à la pérennité de l’entreprise, on pilote différemment. On accepte une rentabilité raisonnable aujourd’hui pour construire la solidité de demain. Et cette solidité, pour moi, passe par l’engagement, en l’occurrence auprès des plus pauvres.
Les jeunes ne veulent plus travailler dans des entreprises pourries
« Les jeunes cherchent du sens, pas seulement un salaire. »
Je le constate avec mes étudiants et mes collaborateurs : les jeunes ne veulent plus travailler pour des entreprises “pourries”. J’emploie ce mot à dessein. Ce sont celles qui ne respectent ni les personnes, ni la planète, et qui ne regardent que le profit à réaliser en un temps record.
Aujourd’hui, les jeunes savent que ce qu’ils ont de plus précieux, c’est leur temps et leur énergie. Ils veulent les investir dans des organisations qui incarnent du sens. Et ça, c’est une révolution silencieuse. Parce qu’elle force les entreprises à évoluer et à s’engager auprès de leur biotope, ne serait-ce que pour garder leurs talents. Car ce qui fait la valeur des entreprises au quotidien et sur le long terme, ce sont justement ces talents.
Mais attention : entreprise engagée ne veut pas dire entreprise molle. L’engagement n’exclut pas l’exigence. On ne partage que ce que l’on crée. Si on n’a créé aucune valeur, on ne peut rien partager ! Chez Mediaperformances, nos équipes sont challengées, responsabilisées. C’est parfois dur, mais on essaye d’être le plus juste possible. Et c’est pour la bonne cause !
Anticiper la bascule
« Le seul gage de pérennité d’une entreprise, c’est l’engagement. »
Je suis convaincu qu’il va bientôt se passer quelque chose : une bascule violente qui obligera les entreprises à se réinventer dans l’urgence. Autant anticiper.
Si vous voulez que votre entreprise soit encore là dans trente ans, pilotez-la différemment dès maintenant. Intégrez les enjeux sociaux, environnementaux et humains au cœur de vos décisions. Parce que l’engagement, au fond, ce n’est pas un supplément d’âme ; c’est le seul gage de pérennité d’une entreprise.
