Olivier Hamant, biologiste et chercheur en sciences du vivant, alerte sur le piège de la performance dans lequel notre société s’épuise. Dans un monde de polycrise, développer sa robustesse est, pour lui, la seule solution viable et durable. Dans cette interview, il explore les voies possibles pour repenser nos modes d’action et nos priorités face à l’urgence écologique et sociale.
Que choisir ? Performance ou robustesse ?
« Quand on maximise la performance, on minimise l’adaptabilité. »
Dans l’ingénierie, en cybernétique, en écologie, on connaît par cœur ce compromis : un système très performant est un système très canalisé… donc fragile. Les avions de ligne volent ainsi à 50 % de leur capacité et sont équipés de multiples pilotes automatiques, moins performants mais plus sûrs.
Le vivant lui-même n’échappe pas à cette règle. Les espèces hyper-spécialisées, parfaitement adaptées à un milieu stable, sont les premières à s’effondrer lorsque le climat se dérègle. Les orchidées dépendantes d’un unique insecte pollinisateur vacillent là où le tardigrade – animal extrêmophile, c’est-à-dire qu’il peut survivre dans des environnements extrêmes – persiste.
Nous avons oublié ce principe élémentaire : la robustesse vient de la diversité, pas de l’optimisation.
C’est le vieux proverbe « Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier »… que nous ignorons superbement dans notre monde ultra-centralisé et donc fragile : quelques logiciels informatiques dont tout dépend, des terres rares presque entièrement raffinées en Chine, des semi-conducteurs massivement fabriqués à Taïwan…
Autoroutes et impasses : l’imaginaire pauvre de la performance
« La performance, c’est l’autoroute : on arrive vite, mais on ne rencontre personne. »
Olivier Hamant utilise cette image pour illustrer sa vision d’un monde orienté vers la rapidité et l’optimisation, un monde linéaire où l’objectif prime sur tout le reste.
Il précise sa perspective en rappelant que, pour lui, « la vie, c’est le chemin, pas la destination », et cite Pierre Desproges, qui écrivait que, quoi qu’il arrive « il n’y aura pas de survivants » !
Cette quête de la performance sans trêve est donc une absurdité philosophique autant qu’une impasse écologique.
Le drame invisible : le burn-out planétaire
« Le burn-out humain n’est que la partie émergée d’un burn-out du vivant. »
La dimension sociale est le véritable maillon faible du monde contemporain : le burn-out ne touche plus seulement les fins de carrière, mais descend progressivement aux plus jeunes âges – de 50–60 ans, à 40 ans, puis 25 ans – au point de se manifester aujourd’hui dès le lycée. Olivier Hamant rappelle qu’en France, un paysan se suicide chaque jour et un soignant tous les vingt jours, signes d’une dégradation profonde de la santé mentale.
Parallèlement, il insiste sur ce qu’il qualifie, en reprenant les termes d’Aurélien Barrau, d’extermination du vivant ; non seulement la biodiversité chute à une allure folle mais on assiste également à des changements de comportements du vivant : des animaux diurnes deviennent nocturnes, modifient leurs yeux, leurs comportements, cherchant refuge dans les rares espaces que l’activité humaine n’a pas encore saturés. Le culte permanent de la performance accélère l’épuisement des humains autant que la disparition du vivant.
On ne s’en sortira pas en demandant « plus d’efforts » et plus de performance à tous et tout particulièrement aux jeunes. On s’en sortira en rendant désirable la robustesse : le monde des liens, des projets joyeux, des interactions fertiles, des territoires vivants.
Faire chanter ses vulnérabilités
« L’autre face de la robustesse, c’est la vulnérabilité. »
La robustesse est un système stable et viable malgré les fluctuations. Que ce soit un arbre, un avion, un train, une école… ou une société : la robustesse, c’est cette capacité à rester debout, à fonctionner, quand tout autour bouge, change, vacille.
Les ultra‑performants, les partisans de l’ultra‑contrôle, proposent des projets de mort (comme le transhumanisme) pour affronter les fluctuations à venir… Ils cherchent à éliminer toute vulnérabilité. Il se trouve qu’on est invulnérable uniquement lorsqu’on est mort !
Or, vivre, c’est faire chanter nos vulnérabilités : oser se tromper, recommencer, interagir, coopérer. Être robuste, c’est être vulnérable mais soignable, capable d’absorber les chocs, de s’adapter et de rebondir.
Repenser notre rapport au risque : vivre avec les fluctuations
« Dans un monde incertain, la seule certitude, c’est le maintien de l’incertitude. »
La gestion traditionnelle des risques – qui suppose un monde prévisible – s’effondre.
Dans un monde fluctuant, il ne s’agit plus de slalomer entre des dangers identifiés, mais de réenchanter le risque, de construire des marges, de devenir polyvalents.
Un exemple frappant : l’accès à l’énergie.
En été, le soleil produit une électricité parfois « à coût négatif ». C’est à ce moment-là qu’il faudrait fabriquer des objets robustes, réutilisables, réparables. En hiver, on pourrait changer de métier : vendre, entretenir, transformer.
Vivre avec les saisons : du bon sens paysan…
Retisser le tissu social : la maille avant le fil
« Un pull n’est pas robuste parce que son fil est solide mais parce qu’il y a beaucoup de mailles. »
Notre époque a hyper-valorisé l’individu performant : seul dans sa voiture, seul devant son écran, seul face à ses objectifs.
Mais la robustesse est fondamentalement relationnelle.
Le problème n’est pas la solidité des personnes, mais la pluralité des liens qui les relient.
Et ce tissu, nous pouvons le reconstruire : par des projets communs, par de la coopération plutôt que de la compétition, par des interactions lentes, fiables, durables.
Court terme, long terme : réapprendre à durer
Nous sommes obsédés par l’urgence et la performance immédiate.
Certes, certaines situations exigent cette réactivité – comme le pompier qui doit être performant le temps nécessaire pour éteindre l’incendie. La performance n’est donc pas mauvaise en soi. Elle doit juste être limitée dans le temps. Car si nous réduisons tout à cette exigence du court terme, nous perdons de vue le long terme, celui où se construisent la robustesse. Le défi est donc d’apprendre à naviguer entre ces temporalités, pour réussir à construire des systèmes capables de durer, de se régénérer et de résister aux crises.
Bifurquer vers la robustesse : quand les territoires réinventent leur économie
« On est en train de passer de l’économie de biens à l’économie de liens. »
Partout, Olivier Hamant observe des pratiques qui s’orientent vers la robustesse.
Il cite les paysans en agroécologie, qui substituent des dépendances externes – pétrole, pesticides, engrais – par des services écosystémiques issus de la biodiversité. Il évoque aussi le développement du « tout réparable » : Repair Cafés, textile garanti à vie, Fairphone, ces téléphones conçus pour durer le plus longtemps possibles.
La polyvalence apparaît également dans les trajectoires de certains métiers : des paysans-boulangers qui transforment leur production, ou des pêcheurs qui, face à la baisse des stocks, reviennent à l’agriculture.
Dans d’autres secteurs, il mentionne la transformation d’appels à projets compétitifs à des appels à communs, où les entreprises ou associations qui répondent choisissent de partager leurs innovations, considérant que le moteur de l’innovation est désormais la coopération plutôt que la compétition.
Construire la robustesse collectivement
« La robustesse n’est pas un kit clé en main. C’est un apprentissage collectif. »
La robustesse ne se décrète pas, elle se bâtit ensemble. Sur Larobustesse.org, un espace imaginé par Gatien Bataille et Laurent Marseault, chacun peut rejoindre ou initier une communauté apprenante. Quelques personnes se réunissent, partagent leurs angles morts, croisent leurs questions, testent des idées. Chacun apporte un point de vue, chacun reçoit des pistes nouvelles.
C’est par ces rencontres, ces échanges, ces tâtonnements collectifs que naît une véritable résilience territoriale. En cultivant des liens, des savoirs partagés, en acceptant de coopérer plutôt que de tout optimiser, nous pouvons transformer nos territoires.
Dérailler de la performance et retrouver la joie du vivant
« Nous sommes sur des rails. Il est temps de dérailler. »
Dérailler du culte de la performance, ce n’est pas renoncer à l’efficacité. C’est la remettre à sa juste place : celle des interventions courtes, des urgences, des situations où elle est pertinente.
Pour tout le reste – le long terme, la santé mentale, l’écologie, la démocratie, la culture – nous avons besoin de cultiver la robustesse !
