Malik Bozzo-Rey, philosophe et Directeur de recherche en Éthique à l’Université catholique de Lille, explore le rapport entre éthique et numérique. Pouvons-nous refuser certaines technologies ? Sous quelles conditions ? Quel impact les technologies numériques ont aujourd’hui sur le processus démocratique ?

L’éthique du numérique devrait laisser la possibilité du refus pur et simple de certaines technologies.

L’éthique, pour distinguer le “bien” du “mal”

Malik Bozzo-Rey, Directeur de recherche en Éthique : “On va commencer par définir simplement ce “gros mot” qu’est l’éthique : l’éthique est un discours prescriptif qui va chercher à guider nos actions en s’appuyant sur des critères qui vont distinguer le bien du mal ; les bonnes actions des mauvaises actions.

Pourquoi distinguer les bonnes actions des mauvaises ? Tout simplement parce que les bonnes actions vont être obligatoires, alors que les mauvaises actions seront interdites.

L’éthique cherche à penser le type d’action que l’on doit accomplir en répondant à la question “que dois-je faire ?” et par extension, “que devons-nous faire ?”.

Classiquement, l’éthique comporte trois champs de recherche :

  • l’éthique normative,
  • la méta-éthique,
  • l’éthique appliquée.

L’éthique normative – qui peut être apparentée à la morale – est un ensemble de règles prescriptives qui vont guider nos comportements.

La méta-éthique, plus abstraite, est une réflexion sur le discours élaboré par l’éthique normative ainsi que sur le contenu de concepts tels que le devoir, l’obligation, le bien…

L’éthique appliquée – qui m’intéresse plus spécifiquement – propose un questionnement à partir de changements sociétaux, technologiques, etc. : dans quelle(s) mesure(s) peuvent-ils interroger notre conception du bien et du mal, nos principes d’action ou le type de justification que nous sommes en mesure de fournir concernant nos actions ?

Quel rapport entre éthique et numérique ?

La question du rapport entre éthique et numérique est extrêmement vaste ; le numérique recouvre de nombreuses réalités différentes. Avant toute chose, il semble nécessaire de se poser la question de l’usage que nous comptons faire de l’éthique par rapport aux technologies numériques.

L’éthique est souvent convoquée pour justifier a posteriori telle ou telle pratique, pour favoriser l’acceptabilité sociale de certaines technologies : algorithmes, intelligence artificielle, reconnaissance faciale…
Et effectivement, on va trouver des arguments éthiques qui vont rendre acceptables ces technologies !

L’éthique du numérique devrait laisser la possibilité du refus pur et simple de certaines technologies. Il ne faut pas avoir peur de dire que telle ou telle technologie est intrinsèquement condamnable d’un point de vue éthique, de par sa nature même et que, par conséquent, il n’y a pas de bon usage de cette technologie. Cette possibilité-là est cependant rarement envisagée.

D’un point de vue individuel, on peut décider d’avoir un usage éthique du numérique. Quelques exemples me viennent en tête : conserver son smartphone le plus longtemps possible, posséder un Fairphone, limiter son accès à Internet, aux réseaux sociaux ou autre à des usages bien spécifiques, utiliser son smartphone pour passer principalement des coups de téléphone, appeler les personnes plutôt que de leur envoyer des messages, rencontrer réellement les gens plutôt que d’échanger via WhatsApp, etc.

Mais cela implique de changer de mode de vie.

La seconde question question qui se pose est : peut-on imposer un tel changement aux individus ? En même temps, on a bien imposé la numérisation de la société… Alors pourquoi ne pas réfléchir au type d’usage du numérique qui devrait être proposé aux individus ? Mais il est clair que l’on ne peut pas faire reposer sur les individus la totale responsabilité de l’usage qu’ils vont avoir du numérique.

Il y a une réflexion institutionnelle démocratique à avoir sur les choix proposés aux individus. J’ai tout à fait conscience qu’il y a des enjeux économiques, d’importants lobbys, etc. Je ne dis pas que c’est simple, mais peut-être est-ce la première position éthique à défendre : le fait de se laisser la possibilité de refuser telle ou telle technologie et non pas de chercher des espèces d’accommodements raisonnables qui permettraient l’usage de n’importe quelle technologie.

Addictions et fatigue décisionnelle

“Quand c’est gratuit, c’est vous le produit” ; si cette phrase est très connue, je ne suis pas sûr que tout le monde ait réellement conscience de tout ce que cela implique. Concrètement, ça veut dire que nous n’avons aucun contrôle sur l’utilisation des données qui sont recueillies et qui nous concernent. Ceci me semble réellement problématique, d’autant plus qu’il y a la création d’un véritable marché de ces big datas. Ces données sont monnayées et utilisées pour générer notamment des revenus publicitaires, pour influencer le comportement des personnes de manière directe ou indirecte, etc.

Or, à aucun moment on ne donne notre consentement concernant cet usage. C’est troublant !

Le micro-ciblage en ligne des individus tend à les amener à avoir tel comportement, telle croyance ou telle pensée. À travers ce micro-ciblage, toujours, les réseaux sociaux peuvent vous présenter des publicités ciblées et des informations qui vont confirmer, entretenir, ce que vous pensez déjà.

Or, dans une démocratie, l’information – la presse notamment – est un contre pouvoir. Pourquoi ? Parce qu’elle est justement censée offrir aux individus une large palette d’informations, de manière à ce qu’ils prennent des décisions libres et éclairées, comme je l’ai dit précédemment. Il ne faut donc pas un seul type d’information, mais bien une diversité qui peut d’ailleurs s’avérer en contradiction, ce qui nous amène à réfléchir et à élaborer notre propre réflexion.

Ce qui est préoccupant également, c’est que les réseaux sociaux – à travers l’utilisation de découvertes en psychologie comportementale, notamment – vont générer de l’addiction. Ils s’appuient pour ce faire sur le circuit de la récompense. Comment fait-on pour se défaire d’une addiction, à supposer qu’on en ait conscience ?

Cela me paraît réellement problématique à la fois d’un point de vue démocratique, bien évidemment, mais également concernant le type de société que l’on souhaite tant pour nous que pour nos enfants. Parce que le phénomène d’addiction aux réseaux sociaux engendre une sollicitation constante des individus via les notifications et, par là-même, un surplus d’informations. Or, des études ont confirmé qu’un tel surplus d’informations engendre une fatigue décisionnelle.

Réfléchir à l’impact du numérique sur la démocratie

Le numérique, ce n’est pas une donnée, quelque chose qui existe naturellement. C’est une création humaine. À ce titre, on doit réfléchir sur les implications et les usages de ces technologies numériques.

LA question est celle de l’influence : quel est le type d’influence généré par les outils numériques – les réseaux sociaux en premier lieu – et dans quelle mesure ils vont venir perturber ce qui est supposé être le fonctionnement démocratique.

N’oublions pas – je le répète – que la démocratie repose sur l’idée que les citoyens sont des individus libres et autonomes qui doivent prendre des décisions libres et éclairées. Il faut donc comprendre comment les outils numériques peuvent permettre aux citoyens de prendre des décisions libres et éclairées. Comment les outils numériques peuvent permettre aux individus de disposer d’un large panel d’informations et ne pas nécessairement orienter les informations qui vont être recueillies dans le but de micro-cibler les individus pour les amener à avoir tel ou tel comportement et parfois même, telle ou telle croyance ou telle pensée.

L’enjeu démocratique consiste donc à s’assurer que les individus peuvent prendre des décisions libres et éclairées. Quelle attention porte-t-on aux processus qui – indépendamment du consentement et de la réflexion des individus – vont construire certaines positions (créer du consensus, par exemple) ?

Il faut qu’on ait une réelle réflexion là-dessus et une réflexion qui ne soit pas uniquement en réaction à tel ou tel sujet d’actualité.

Modifier nos modes de vie ?

L’usage du numérique dans nos sociétés aujourd’hui relève du mode de vie ; or, il n’y a rien de plus difficile à changer qu’un mode de vie !

Pourquoi ? Parce que le mode de vie s’appuie sur des habitudes et que ces habitudes – notamment parce que nous avons tendance à ne pas aimer le changement – sont extrêmement dures à changer. Or, ce qu’ont cherché à changer les réseaux sociaux, etc. ce sont précisément les habitudes des individus : si j’ai une bonne connexion Internet, je peux aujourd’hui m’orienter, me nourrir, m’habiller… à peu près partout dans le monde.

Accueillir la complexité de notre monde

Il y a une définition de la philosophie que j’aime bien : “la philosophie est une attention portée à la complexité du monde.”

Il me semble qu’il est extrêmement important de ne pas chercher à simplifier la réalité, il est primordial d’en refuser la simplification – et non la simplicité. D’un autre côté, il ne faut pas avoir peur de cette complexité. Mais il faut se donner les moyens de la comprendre pour pouvoir cheminer à travers elle.

Le monde n’est pas forcément un lieu de danger. Notre rapport au monde, aux autres et à la technologie relève de notre décision. Et donc, il s’agit de cheminer dans le monde de manière tout à fait consciente, en acceptant sa complexité et en se donnant les moyens de la penser.”

numérique et démocratie

(Re)Lire l’article de Malik Bozzo Rey : vivre le numérique de façon éthique

Je soutiens le Courant pour une écologie humaine

 Générateur d’espérance