Et si le rôle d’un manager n’était pas de tout savoir mais de faire grandir les autres ? Pierre Jenny, ingénieur de formation et en charge de la production d’une unité industrielle de 2200 personnes chez un constructeur automobile, partage une conviction profonde : la performance passe par la confiance, la subsidiarité et le respect de la dignité de chacun. Entre anecdotes de terrain et principes solides, il nous emmène au cœur d’un management profondément humain… et terriblement efficace.
S’amarrer au fil rouge de l’amélioration continue
Pierre Jenny, chargé de la Production d’une business unit chez un constructeur automobile : “Je suis marié depuis 30 ans et, avec ma femme, nous avons deux enfants : Paul et Faustine. Faustine, nous l’avons adoptée quand elle avait 10 mois ; elle a la particularité d’être porteuse de trisomie.
Je suis ingénieur de formation. J’ai toujours travaillé dans le secteur de l’automobile avec comme objectif l’amélioration continue des process. Aujourd’hui, je suis responsable de production d’une business unit de 2200 personnes en Normandie. Nous produisons des cabines de camion et des camions.
Choisir entre deux façons de manager
On peut manager de façon très directive : dire à chacun ce qu’il doit faire (un peu comme à un robot), surveiller et corriger quand ça ne va pas. C’est un mode de management que l’on connaît tous. Il fonctionne… jusqu’à un certain point. Il devient vite “éteignoir” en créant de la conformité et en gelant tout esprit d’initiative.
L’autre façon de manager est plus humaine : on considère avec respect chaque personne et on cherche à l’associer au projet global et à la faire grandir. Et là, l’énergie devient exponentielle. L’engagement, réel. Ça ne veut pas dire que tout le monde est d’accord tout le temps. Mais ça veut dire que l’on avance ensemble et que l’on participe à une aventure qui a du sens.
L’histoire des deux ateliers qui ne se parlaient pas
Voici une illustration de cette énergie qui émerge dans le contexte d’un management plus responsabilisant. Imaginez deux secteurs de production dans l’usine. L’un prépare les composants que l’autre utilise. En permanence, malheureusement, des bisbilles éclatent : ruptures d’approvisionnement, tensions, incompréhensions… Les deux équipes ne parviennent pas à travailler ensemble de façon fluide.
Un jour, de sa propre initiative (et suite à un séminaire inspirant sur le sujet), l’un des membres d’une équipe est allé passer deux jours dans l’autre. Et il a compris que lui-même avait un rôle à jouer dans la qualité de la relation. Ensemble, les deux gars ont posé des règles de fonctionnement toutes simples. Et le nombre de manquants a finalement été divisé par dix ! En parlant, simplement. Aucun technicien, aucun ingénieur. Juste des hommes qui se sont écoutés et compris.
C’est ça, la vraie amélioration continue.
La subsidiarité : je ne fais pas ce que tu peux faire
La subsidiarité, ce n’est pas un mot à la mode ou une posture intellectuelle. C’est une manière concrète, exigeante et terriblement efficace d’organiser le travail. Ca veut dire une chose simple : je ne prends pas une décision que quelqu’un d’autre peut prendre mieux que moi, parce qu’il est plus proche du terrain, du problème, de la réalité. En tant que manager, mon rôle n’est pas de tout faire ou de tout contrôler. Mon rôle, c’est de faire grandir. Et grandir, ça veut dire apprendre à décider.
Dans une organisation qui fonctionne, ceux qui produisent sont au centre ; toute la chaîne managériale et les fonctions support sont là pour les aider à réussir. L’ouvrier ou l’opérateur n’est pas là pour exécuter les ordres d’en haut : il est là pour contribuer avec intelligence à un produit ou un service. Et moi, en tant que responsable, je dois créer les conditions pour qu’il puisse le faire pleinement, en conscience, avec autonomie et confiance.
C’est là que la subsidiarité devient un levier énorme d’engagement et de performance. Parce que quand on fait confiance, les gens le sentent. Et quand on leur donne de vraies responsabilités, ils les assument. Pas toujours du premier coup. Mais ils grandissent. Et à la fin, toute l’organisation y gagne.
Prendre le temps d’enlever le “caillou dans sa chaussure”
Le premier principe du mode de management que je promeus, c’est le dialogue de vérité. Quand il y a “un caillou dans la chaussure”, on s’arrête. On le vide. Ce n’est pas une option. Parce que sinon, on finit par boiter, voire par ne plus pouvoir marcher du tout. Et tout le monde en pâtit.
Mais “vider un caillou” – pratiquer ce dialogue de vérité – ça ne se fait pas n’importe comment. Il faut passer notre message à travers les trois tamis de Socrate :
- le tamis de la vérité : « ce que tu veux me dire est-il vrai ? » ; mon propos doit être basé sur des faits et non sur des interprétations.
- le tamis de l’utilité : « ce que tu veux me dire est-il utile ? »
- le tamis de la bonté : que ce soit dit dans une intention constructive et bienveillante.
Et en face, quand on écoute, il faut être humble et dans une posture d’empathie pour être capable de se mettre à la place de l’autre.
C’est exigeant. Mais ça change la vie !
Le clou et le marteau
Vous voulez une image pour comprendre la responsabilité ? Voilà : le clou, c’est la responsabilité. Le marteau, c’est la décision. Si vous donnez le clou à quelqu’un et le marteau à un autre, vous risquez de faire des blessés !
Celui qui subit les conséquences de la décision doit en être au maximum le responsable. Autrement, la décision prise peut s’avérer injuste et inefficace. Je le vois tous les jours : quand on donne la responsabilité et les moyens à la même personne, elle agit vite, bien et avec cœur.
Servir le client en vue du bien commun
Quand je parle du sens de leur travail avec mes équipes, je leur répète cette phrase : « On fait ce que l’on fait pour servir le client, en vue du bien commun. » Et chaque mot compte.
Servir, d’abord. Ce mot, on l’emploie peu dans l’industrie, et pourtant… C’est sans doute la motivation la plus noble. Servir, ça veut dire se mettre au service de quelque chose qui nous dépasse. Se rendre utile. Se donner. Et quand on est animé par cette logique-là – pas juste produire, pas juste exécuter – alors on change complètement de posture. On fait les choses avec soin, avec cœur, avec exigence. Parce qu’on sait pourquoi on les fait.
Ensuite, il y a le client. Alors oui, on parle beaucoup du client roi. On l’a sacralisé. Mais souvent, on oublie que le client, lui aussi, a des devoirs. Moi, en tant que fournisseur, j’ai une mission à remplir. Lui, en tant que client, doit m’aider à la remplir au mieux. On est dans une relation réciproque, pas hiérarchique.
Et puis il y a le bien commun. Ce vers quoi on tend tous ensemble. C’est la finalité de notre action collective. Et si chacun garde en tête cette direction-là, ce cap commun, alors on devient capable de se parler, de se comprendre, de coopérer. Et c’est là que l’organisation devient vraiment fluide, efficace, humaine.
Grandir en humanité
Quand je demande aux équipes ce qu’elles attendent de leurs collègues, elles me répondent : transparence, écoute, honnêteté. Jamais : compétence technique ! Ils ne parlent que de ce qui manque le plus souvent : les qualités humaines.
Le meilleur outil pour travailler là-dessus est le feedback. Qui peut être aussi positif, soit dit en passant. Quant au négatif, il ne sert pas à casser mais à faire grandir. Pour aider chacun à se voir tel qu’il est perçu. Et à s’améliorer. C’est un cadeau que l’on se fait entre collègues et ça permet de compenser les faiblesses des uns par les forces des autres et vice versa.
Aimer : le maître mot du manager
Un bon chef n’est pas celui qui sait tout ; c’est celui qui fait grandir.
Les meilleurs chefs que j’ai eus m’ont poussé là où je ne pensais pas pouvoir aller. Alors aujourd’hui, ma première mission est d’aider chacun à grandir, à s’épanouir, pour vivre dans cet univers de travail une aventure humaine dont il peut être fier.
Les outils que je propose ci-dessus ne sont pas qu’une méthode. Il faut l’incarner pour qu’elle impacte et enthousiasme. Et par-dessus tout, il faut aimer les gens. Aimer, c’est vouloir le bien de l’autre. C’est croire en lui. Et je suis convaincu que quand quelqu’un se sent aimé, il donne le meilleur de lui-même.”
Pour aller plus loin sur ce thème : Le management est-il seulement une compétence (par Pierre d’Elbée)
