Guérir de la flemme ?

3 Jan, 2023 | PHILOSOPHIE, TRAVAIL

Docteur en Philosophie, Pierre d’Elbée intervient depuis plus de 20 ans dans les organisations professionnelles et associatives. Il cherche à établir des ponts entre le monde du travail et la philosophie, trop souvent cantonnée à un domaine académique. Interrogeons-nous avec lui sur cette “épidémie de flemme” dont parle les médias actuellement et qui semble toucher le marché du travail.

La fatigue contemporaine me paraît plus profonde, par manque d’horizon, par déficit de sens. On est fatigué parce que notre désir ne sait plus sur quoi porter.

Pierre d’Elbée
flemme

La flemme est parmi nous !

La fondation Jean Jaurès lance un cri d’alarme sur « l’épidémie de flemme » qui semble s’emparer de notre pays aujourd’hui, dans le domaine privé comme professionnel : près d’un tiers des Français se sent démotivé, 40 % des 25-34 ans, 4 Français sur 10 se trouvent plus fatigués qu’avant la pandémie, 59 % de Européens sont en surpoids par manque d’exercice physique, 45 % des Français avouent ressentir la flemme de sortir de chez eux, même pour aller au cinéma, alors que le marché des services à domicile explose, depuis la « vidéo à la demande » (Netflix, Amazon, Disney +), jusqu’aux consoles de jeu en passant par les services de repas à domicile (Deliveroo, Uber eats…)

Professionnellement, après la « grande démission » ou « la démission silencieuse », 37 % des salariés avouent être aujourd’hui moins motivés qu’avant la crise sanitaire : « Alors qu’en 1990, deux fois plus de sondés considéraient comme « très important » le travail (60 %) par rapport au loisir (31 %), cette hiérarchie est aujourd’hui inversée : 41 % pour les loisirs versus 24 % seulement pour le travail. »

Les raisons invoquées par la Fondation

On évoque volontiers la Covid et l’expérience du confinement qui ont imposé le télétravail et favorisé le chez soi au détriment du bureau quand c’est possible. Mais également le management court terme exclusivement orienté sur le résultat financier qui vide le travail de sa substance et de son intérêt, la balance efforts / avantages qui n’est plus aussi intéressante pour les salariés, les lieux de travail déshumanisés (open space et flex office), la diminution irréversible du temps de travail : « entre 1997 et 2002, la durée annuelle moyenne de travail a reculé de 1732 à 1655 heures », et le rapport à l’effort qui est clairement moins présent chez les jeunes générations : « il faut souffrir pour réussir : 62 % des plus de 65 ans adhèrent à cette formule, 62 % des 18-24 ans la rejettent ! »

Sans parler du climat mondial anxiogène : la guerre et le spectre d’une apocalypse nucléaire, la menace sanitaire, l’évolution climatique non réversible, la montée des prix de l’énergie et des matières premières, etc.

Ce qui est en jeu

Pourquoi tant de monde se sent-il si fatigué ? Il n’est pas suffisant de distinguer la fatigue physique qui résulte d’une activité corporelle intense ou prolongée, la fatigue mentale produite par l’attention soutenue, l’ennui ou encore l’usure du temps et la fatigue morale qui lui est souvent liée, mais qui est surtout la conséquence d’un manque de patience, de persévérance, de courage…

La fatigue contemporaine me paraît plus profonde, par manque d’horizon, par déficit de sens. On est fatigué parce que notre désir ne sait plus sur quoi porter. On ne croit plus à la politique, ni à un avenir climatique serein, le religieux n’est plus considéré comme une ressource, ce qui nous attend est menaçant et il n’y a pas grand-chose à faire, ça ne peut qu’aller plus mal…

On cherche des refuges plutôt qu’à s’impliquer dans des projets. On essaie de tirer son épingle du jeu avec ses proches plutôt que de viser un idéal partagé jugé inaccessible. Le cocooning réaliste plutôt qu’une générosité illusoire.

2023 : Guérir de la flemme ?

Le dictionnaire définit l’espérance “comme une disposition de l’âme qui porte l’homme à considérer dans l’avenir un bien important qu’il désire et qu’il croit pouvoir se réaliser”. Prophétique, Péguy nous rappelle la puissance de cette vertu fragile : Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance. Et je n’en reviens pas. Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout. Cette petite fille espérance. Immortelle. Vertu du temps à venir, l’espérance transforme le souhaitable en possible, elle alimente le désir sans jamais renoncer au meilleur, quels que soient les vents contraires.

À la lucidité frileuse et volontiers envahissante, elle oppose un sourire doux et discret. Elle trace un chemin illisible aux gens trop réalistes, elle travaille sans se faire remarquer, mine de rien elle avance, elle appartient à la foule des anonymes qui soutiennent le monde sans bruit et lui apporte un supplément d’âme quand il en manque. C’est elle qui protège de la léthargie et fait renaître ceux qui ne se sentent plus le cœur à l’ouvrage.


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