La caméra, passeport pour la rencontre

17 Nov, 2021 | ART & CULTURE, FAMILLE, SOLIDARITES & SOCIETE

Arnaud Fournier Montgieux est réalisateur. Un premier documentaire, en 2018, sur ses racines familiales : Auzat L’Auvergnat. Et un deuxième sorti en salle le 17 novembre 2021. Il s’agit du film “Brother” qui dépeint les profonds liens d’humanité tissés par un jeune Franciscain dans un ghetto de Newark, aux États-Unis. Comment devient-on réalisateur ? Quels communs cela créé ? Arnaud raconte.

“J’ai découvert la caméra comme un outil qui justifie le fait qu’on aille dans un environnement, à la rencontre de personnes qu’on n’aurait pas croisées d’ordinaire.” 

Relater le réel 

Arnaud Fournier-Montgieux : “Je suis issu du monde rural, j’ai grandi dans le Berry, à Issoudun. Je suis arrivé à Paris assez tardivement pour travailler dans le secteur audiovisuel. Je n’en suis jamais reparti ! Pas pour le moment, en tout cas.

Mon parcours est assez simple : j’ai démarré une carrière dans l’audiovisuel par concours de circonstances. J’ai fait une école de commerce, avec une forte appétence pour l’industrie musicale. En cherchant un stage, je me suis retrouvé dans une société de production audiovisuelle. Je suis tombé amoureux des sujets, des réalisateurs, des monteurs, de tous ceux qui gravitent autour des films documentaires. Il s’agit souvent de gens passionnés par leur sujet, qu’il soit historique ou humain, parce que c’est une matière concrète, réelle. Ça me parlait beaucoup. Peut-être n’aurais-je pas été aussi emballé si j’avais fait un stage dans un environnement de fiction ; si c’est aussi de l’image, ce n’est pas le même sujet, pas la même approche du métier. 

J’ai commencé par vendre des documentaires ethniques à l’étranger, dans une société indépendante appelée ZED (ZooEthnological Documentaries). J’ai donc beaucoup raconté des histoires campant des personnages d’ethnies, de peuples différents, avec leurs croyances, parcours de vie, traditions, folklores. C’est le point de départ de mon propre parcours : à travers cette expérience, j’ai développé une passion pour la narration du réel.

L’Auvergne, une source d’inspiration familiale

Je n’étais par réalisateur, initialement. Mais cette envie de réel m’a rejoint dans ma vie personnelle. J’ai pris conscience que je passais beaucoup de temps dans un petit village auvergnat. Là vivent des personnes qui ont une connaissance de leur territoire, qui font vivre un certain folklore, des habitudes, un mode de relation à la terre qui peut sembler obsolète aujourd’hui. C’est en réalité une richesse, un patrimoine à cultiver. Je me suis imaginé ce qu’un Maasaï, en arrivant dans un village français, pouvait raconter en se mettant derrière une caméra. Ce Maasaï, c’était moi. Je suis allé filmer ce lieu que mon grand-père avait déjà immortalisé en Super 8 dans les années 1960. Voici mes premiers pas dans la réalisation !

Sans vraiment savoir où j’allais au début, j’ai donc commencé à filmer un village et ses habitants, ses forces vives, en faisant une sorte de parallèle avec les images d’archives de mon grand-père. Ça m’a permit de redécouvrir la ruralité à travers le prisme d’une sorte de village d’Astérix où se jouent tous les enjeux de l’empire. C’est comme cela qu’Auzat l’Auvergnat a vu le jour. Je l’ai filmé, narré, monté et emmené en salle, en prenant mon bâton de pèlerin, passant de villages en villages, de villes en villes. En Auvergne, principalement, puis en Picardie et jusqu’en Haute-Savoie.

La caméra pousse à la rencontre : ça m’a beaucoup marqué. Elle est comme un outil, un relai, permettant d’aller dans des endroits où l’on n’irait pas naturellement. C’est un passeport qui justifie le fait qu’on aille à la rencontre de personnes que l’on n’aurait pas croisées d’ordinaire. 

Plonger dans un ghetto américain 

Après ce premier film, je me suis lancé dans une nouvelle aventure filmique. Cette fois, j’ai suivi un ami, François, rencontré à Paris. J’ai vite compris qu’il avait deux passions : celle des pauvres et celle de l’art. À cela s’est ajouté une chose mystérieuse : sa foi. Une vocation le prenait aux tripes : ce fût pour moi l’occasion d’observer un discernement de près. Ça ne s’est pas fait du jour au lendemain. Il a longuement mûri sa décision. Et il est devenu frère, mais pas n’importe où : dans une communauté où l’art et la relation aux pauvres est un moteur. La communauté des Franciscains du Bronx.

À travers notre correspondance, j’ai découvert ses premiers pas dans ce nouvel environnement, à Newark (New-Jersey), une ville près de New-York. Il y existe plusieurs quartiers très différents, dont un ghetto marqué par la pauvreté. Une commune volonté de raconter cette histoire a émergé. Non pas précisément celle de cet ami, mais celles des aventures humaines qui s’y vivait. Voilà comment Brother est né.

Mettre en perspective notre rapport au monde

Je n’ai pas l’impression ni d’avoir fait un film sur la ruralité, ni d’avoir fait un film sur la religion. Pourtant, mes films portent sur un village très rural et sur un jeune homme qui devenu frère dans une communauté franciscaine. Mais le sujet que je suis allé chercher est plutôt “comment l’homme évolue t-il dans son environnement ?”.

Le public peut être déçu par le premier film que j’ai fait s’il va y chercher une sorte de documentaire sur le monde paysan ou sur les travers de l’agriculture moderne. Ce n’est pas vraiment ce qui m’intéressait. Je voulais plutôt comprendre comment la ruralité d’aujourd’hui est en mouvement. Elle est traversée par des gens qui viennent de divers horizons, qui viennent, pour certains, du monde agricole – mais de moins en moins, forcément puisqu’il y a de moins en moins d’agriculteurs. En revanche, dans tous les villages de France, on peut rencontrer un Hollandais ou un Anglais ! Et on retrouve l’enjeu de la place de la femme, qui a été complètement chamboulé. Ainsi, dans le village que j’ai filmé, pour la première fois de son histoire, une femme était devenue maire. Il y a également la question de la place des jeunes. Notre société a envie de les mettre devant un écran, pensant que l’avenir est forcément dans l’informatique. Or, dans ce village, ils trouvent leur place à travers le plus vieux métier de la vallée : la vigne.

Et dans le parcours de François, ce qui m’a intéressé, c’est aussi le rapport aux autres. Ce n’était pas l’aspect religieux, chrétien, de prime abord. La vocation de François est certes liée à sa religion mais aussi aux gens du ghetto. À un moment donné, François rencontre Roberto. Leurs vies n’ont rien à voir : l’un a grandi en banlieue parisienne, l’autre dans le ghetto de Newark, en ayant à peine connu ses parents et fait de la prison de ses 13 ans à ses 35 ans. Mais parce que François est allé chercher la relation, il a croisé le chemin de Roberto et ils se sont liés d’amitié. L’enjeu est de comprendre le rapport de François au monde et, à travers cela, de découvrir le nôtre.

Gagner la confiance

J’ai mis trois ans pour réaliser Brother, entre le moment où j’ai fait le repérage et celui où le film était “prêt à diffusion” (PAD). Sur ces trois ans, j’ai eu quinze jours d’immersion et un mois de réalisation. Les débuts furent assez longs : je n’ai pas eu tout de suite l’autorisation nécessaire pour filmer, pour deux principales raisons. La première est qu’une communauté est assez semblable à une famille. Vous aurez du mal à rentrer dans une famille avec une caméra si vous ne la connaissez pas un peu avant.

La deuxième était la jeunesse de François. Sa communauté préférait qu’il ait un peu plus de recul sur ce qu’il vivait pour pouvoir en témoigner. Il m’a donc fallu attendre deux ans : si la caméra est un passeport pour la rencontre, elle peut également être un élément perturbant.

L’élément déclencheur a été une première rencontre avec la communauté, sans caméra. J’ai partagé dix jours avec eux, à participer à leurs tâches quotidiennes, principalement pour le service des pauvres. C’était aussi une manière de leur montrer que mon intention était bonne et qu’ils pouvaient me faire confiance. Dans le ghetto également, cette confiance m’a été accordée parce que j’étais avec François, leur ami. Les amis de nos amis étant nos amis, ils m’ont naturellement fait confiance.

Saisir le moment, quel qu’il soit

Dans mon premier film, j’ai vécu dans le monde rural. Il y avait un enjeu assez simple : celui d’une relation de l’homme à son patrimoine, à ses voisins. Il y a eu des moments de rire et de légèreté. J’étais dans un espace très vert… Sans vouloir faire de promotion, l’Auvergne, c’est somptueux !

Pour mon deuxième film, le rapport aux frères était très différent. Vivre dans une communauté religieuse, c’est accepter que celle-ci estime que chacune de leur prière est plus importante que mon film. Il a fallu que je vive à leur tempo, ce qui était génial d’ailleurs. Le Supérieur de la communauté m’a fait comprendre que je n’allais pas les filmer en train de prier, notamment. Ils sont dans leur intériorité, dans leur vie intime et personnelle : ce n’est pas un sketch. Pour filmer, il fallait que ce soit orchestré et prévu. Je n’avais donc pas le droit à l’erreur au moment du shooting : l’occasion ne se représenterait peut-être pas ! 

Accepter d’être bouleversé

Finalement, l’aventure humaine que j’ai vécu sur la période de fabrication de Brother, notamment, est toute petite mais justifie tout le reste. L’intensité de ce que j’ai vécu, l’intention que j’y ai mis, m’ont habité et donné l’énergie nécessaire pour poursuivre cette aventure pendant trois ans. Monter le film, aller chercher des financements, le distribuer… C’est une aventure humaine personnelle très forte.

Dans le ghetto, j’ai ressenti des émotions fortes. Parfois peut-être même trop. Je ne sais pas si j’étais préparé. Quand vous filmez un ex héroïnomane et sa femme qui vous racontent leurs vies et vous livrent des choses très personnelles, parfois très dures à absorber… Cette aventure humaine m’a beaucoup chamboulée. Écouter, réécouter ce qu’ils m’ont dit durant le montage, m’a permis de prendre du recul. C’est sans aucun doute l’une des expériences les plus fortes de ma vie.

Écouter, dans la bienveillance

Pendant la réalisation, vous êtes un réceptacle d’histoires. Par exemple, filmer Bernard, le paysan de mon premier film ou encore Roberto l’ancien criminel du ghetto de Newark, les a amené à faire un exercice qui n’est pas le leur : celui de raconter leur vie. Pour des personnes qui vont très rarement chez le psychologue, vous imaginez bien ! Une intimité se créée, une confiance, qui va leur permettre de raconter le fil de leur vie et d’y apporter du recul. La personne que vous filmez va se coucher le soir en pensant à ce qu’elle vous a raconté d’intime, potentiellement avec l’envie de le corriger, si elle pense qu’elle s’est trompée. Mais dans tous les cas ça va nourrir sa vie, la relation qu’elle a à elle-même. Cela créée aussi entre nous un lien d’intimité très fort. À Newark, j’ai filmé Ryan et sa femme Betty cinq fois en l’espace d’un mois. Rencontrer cinq fois quelqu’un, c’est peu. Mais au bout du tournage, nous étions tous hyper émus de se dire au revoir. Vu de l’extérieur ça peut paraître ridicule, très fleur bleu. Mais je me sens très privilégié et touché par ce que j’ai reçu d’eux. Eux, se sentent presque libérés de quelque chose qu’ils ont racontés ; ils sont presque reconnaissants de cette mise à nue, de cette écoute bienveillante. Il y a quelque chose de très doux, sincère, authentique. 

Rencontrer son public

Effectivement, la force de la sortie du film en salle est qu’on peut le partager, le vivre avec d’autres et échanger avec eux. Ce qui est rare à la télévision, où votre film va être vu sur une chaine par des centaines de milliers de personnes, mais vous n’aurez éventuellement qu’un retour sur Twitter, sans réel échange avec votre public. Au cinéma c’est différent. Les 100 000 personnes se transforment en 50, dans une salle. Et cela donne lieu à un échange qui vaut de l’or.

L’exercice est parfois difficile parce qu’avec le documentaire, on filme le réel ; chacun à son interprétation de la réalité. On peut dire d’une fiction qu’elle a été été bien jouée ou mal jouée, qu’on aime ou qu’on n’aime pas. Pour le documentaire, c’est différent : les gens peuvent être blessés ou dire “ce monde rural que vous filmez Monsieur Fournier Montgieux, est une erreur. Ce n’est pas du tout ça le monde rural”. Le contenu peut même être très rapidement politisé.

Quand j’ai présenté Auzat l’Auvergnat, j’ai découvert cette relation à un public. C’était des personnes qui n’étaient pas là par hasard : elles étaient intéressées par le sujet. Ça a donné des moments très doux de partage, d’envies et de visions communes. Et, parfois, c’était le contraire : critiques acerbes, incompréhensions. Dans la salle, je devenais moi-même spectateur de personnes qui ne percevaient pas la même chose de mon film ! C’est aussi ça, la richesse de l’humain !

La chance que j’ai eu en présentant Auzat l’Auvergnat est de découvrir que ce film a remué quelque chose chez les spectateurs. Pour Brother, j’attends de voir. J’ai hâte d’être dans cet échange ! Le film sort en salle le 17 novembre.”

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