La haine du monde : quelques réflexions

9 Avr, 2016 | Non classé

Gérard HaineMonde_ArticleLanglois-Meurinne, psychothérapeute et passionné d’humanisme, a récemment lu « La haine du monde, totalitarismes et postmodernité », de Chantal Delsol, aux Editions du Cerf, février 2016. Ci-dessous, une note de lecture et les réflexions que ce livre lui a inspirées.

Chantal Delsol commence fort et de façon frappante en différenciant deux courants dans nos sociétés modernes, ou plutôt « postmodernes* », comme elle les nomme :

1/ d’un côté les démiurges qui veulent changer un monde qui ne leur convient plus : changer est peu dire, les démiurges veulent le réinventer. C’est le projet de l’homme nouveau. Dans la dialectique culture et nature, les démiurges se focalisent sur la culture et dénient l’importance de « notre nature ». D’où l’intention de réinventer non pas l’humanisme mais… l’homme tout simplement. Les totalitarismes communiste et nazi ont porté ce type de projet avec les résultats que l’on connaît. On dira que c’est derrière nous, mais pour Chantal Delsol, cette tentation est toujours là. Elle voit à l’œuvre en Occident une sorte de totalitarisme rampant, qui ne s’impose plus par la terreur car il n’en a plus besoin. En effet, il est comme consenti par les citoyens dans nos démocraties. C’est comme si, dans un certain vide culturel, moral, spirituel, l’idéologie d’un progrès (aussi bien social que technologique) allait permettre enfin d’accéder à un monde nouveau renversant l’ancien. On comprend alors mieux son titre choc « La haine du monde », qui sous-tend cette idéologie.

2/ de l’autre les jardiniers qui souhaitent avec plus d’humilité prendre soin du monde plutôt que le renverser, qui sont prêts à le cultiver pour qu’il “pousse” tout seul, en lui faisant confiance, en le respectant sans “tirer sur la plante”. Les jardiniers sont ceux qui ont pris conscience du lien de l’homme avec la nature et qui restent enracinés dans une histoire, dans des terroirs, dans une culture humaine qui, évoluant toujours, ne renie pourtant pas ses références. Pour les jardiniers il existe une « nature de l’homme », précédant en quelque sorte la culture.  Nous ne pouvons cultiver qu’en connaissant et respectant cette nature originelle. Les jardiniers ont aussi conscience de leurs limites et de celles de la planète. Ils respectent et aiment ce « monde fini » (qui a cependant une dimension mystérieuse d’infini, ce qui ne veut pas dire illimité).

Mais au fond, d’où sont originaires ces deux courants antagonistes que plusieurs d’entre nous perçoivent aujourd’hui ? Pour l’auteure, ils sont issus de ce formidable élan d’émancipation favorisé dès le départ par le christianisme. Le christianisme a en effet mis l’accent sur le salut individuel et par là même, sur l’émergence de la personne humaine. D’où l’invitation à un progrès intérieur personnel qui a favorisé la liberté du sujet face au pouvoir politique et aux institutions (« Ce qui appartient à Dieu, ce qui appartient à César »). Originalité de l’Occident chrétien par rapport à d’autres cultures qui a à travers des étapes significatives (principalement la Renaissance et les Lumières en France et en Ecosse) amené les hommes à toujours plus s’émanciper, y compris paradoxalement, à partir des XVIIIème et XIXème siècles, du christianisme lui-même. Delsol insiste sur la force et la sagesse du christianisme comme religion et comme culture de l’amour qui a libéré l’homme… mais, et c’est essentiel, tout en le maintenant dans la conscience de ses limites (sens de l’enracinement, sens de sa limite personnelle pour laisser l’autre exister). Chantal Delsol rappelle aussi le message novateur de Paul qui affirme “l’égalité ontologique” de tous hommes, femmes, esclaves, hommes libres, païens, chrétiens. Affirmation garante de la dignité et de la liberté de tous. En découle la valorisation de notre diversité et de notre complémentarité fondatrice de lien et de créativité.

Chantal Delsol, en bonne philosophe chrétienne, déplore que cette émancipation ait finalement consisté pour beaucoup en un rejet ou une défiance vis à vis du christianisme. C’est l’apparition du “monde postmoderne » dans lequel ce rejet laisse aujourd’hui les démiurges sans repères et sans racines, comme emportés dans une fuite en avant où “tout est possible”. Chacun croit pouvoir devenir “démiurge de soi”. Ainsi, “Pour le démiurge, l’avenir est un roman, pour le jardinier, un fruit”. Les démiurges croient pouvoir tout inventer, à partir d’une page blanche en envisageant toutes les conclusions comme un romancier. Pour le jardinier l’homme est un “être de la nature comme il l’est de l’histoire”.

Chantal Delsol reconnait que le christianisme en tant que facteur d’autonomisation peut mener à distance de l’institution religieuse tout en continuant à offrir un projet de progrès humain, humaniste, individuel (on peut reconnaître ici une analogie avec les thèses de Marcel Gauchet). Mais au fond, Chantal Delsol voit surtout les jardiniers chez les chrétiens d’aujourd’hui, sans toutefois l’affirmer ouvertement. Elle insiste sur le lien à la transcendance qui les habite et qui en quelque sorte les sauve d’un repli narcissique sur eux-mêmes. Elle est très critique par contre vis-à-vis d’un sentiment d’immanence actuellement répandu qui remplacerait celui de transcendance, immanence qui permettrait en quelque sorte à l’homme de se croire divin, dans un monde où tout lui serait alors permis. Mais, à mon sens, elle oppose trop la transcendance à l’immanence alors que des milieux chrétiens modernes les concilient, l’immanence étant plutôt le sentiment du “divin en chacun de nous” sans pour autant faire de l’homme un dieu.

Globalement, l’auteure est assez convaincante mais risque d’entraîner avec elle le lecteur dans un pessimisme assez sombre. Elle semble elle-même inquiète, souvent sévère, assez peu tolérante. A mon goût, elle concentre trop ses développements sur les démiurges. Peut-être ne voit-elle pas assez de jardiniers dans le monde actuel ?

Convergences

J’ai découvert fin février ce livre de Chantal Delsol, dont je ne connaissais que le nom, en tant qu’héritière du « personnalisme » d’Emmanuel Mounier. J’ai été frappé d’y retrouver une analyse que j’avais développé lors d’une rencontre le 13 février. J’y parlais des deux courants qui traversent nos sociétés occidentales : un courant visible, majoritaire et “dérivant” qui cherche par désespoir à réinventer l’homme en rejetant l’humanisme, celui de l’homme « séparé » de la nature et du divin, et l’autre moins visible, souterrain, mais peut-être “principal” qui, confiant en l’homme, propose un humanisme renouvelé pour un plus d’humanisation. C’est celui de l’homme « relié » à la nature et au divin.
Je la rejoins aussi en faisant de cette histoire de l’émancipation le fil conducteur de notre monde occidental. Cependant, je crois que ce fil est universel, même s’il n’a pas été autant valorisé dans d’autres traditions religieuses et culturelles. Je crois aussi que notre époque est en même temps celle de tous les dangers (du nihilisme au rêve fou de l’homme nouveau) mais aussi de toutes les ouvertures : non pas pour réinventer l’homme mais pour réinventer ou renouveler notre humanisme, le prendre en mains, en adultes conscients et responsables.

 

NB : * « Post-moderne ? ». J’ai enfin fini par comprendre ! : en simplifiant, la période ancienne est celle qui croyait à la tradition, la période moderne, celle qui croyait au progrès, la période postmoderne (nous y sommes, parait-il !), celle qui ne croit plus ni à la tradition ni au progrès et se centre avec désenchantement sur le présent.

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