L’actionnariat familial a-t-il un avenir ?

17 Déc, 2020 | ECONOMIE, FAMILLE, SOLIDARITES & SOCIETE

Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, propose un éclairage révolutionnaire sur famille et entreprise.

Que peut signifier « hériter d’un capital » au 21ème siècle et comment le destin de l’institution  » famille » et celui de l’institution « entreprise » pourraient-ils être encore liés ?

L’institution familiale comme gage de confiance

Dès ses origines, le capitalisme s’est développé dans la matrice de l’institution familiale qui garantissait la confiance dans les échanges économiques. Au début du 19ème siècle, le droit ne fit que renforcer cette symbiose : le Code civil institua en même temps les sociétés commerciales et la famille dite « nucléaire ». Cette dernière fut réduite à la linéarité directe entre ses membres, centrée sur les parents, avec les grands-parents en amont et les enfants en aval. La Loi fit ainsi disparaître la communauté familiale élargie de type clanique, mais elle renforça l’institution familiale pour en faire le cœur de la société civile. Le nom de famille était une garantie morale auprès des tiers et le « père de famille » devait en assurer la respectabilité en gérant les biens communs avec prudence.

Parallèlement, la société commerciale fut promue comme l’institution clé de la dynamique capitaliste. Elle fut conçue comme un véhicule juridique permettant l’accumulation du capital par transfert générationnel et conservation dans les mêmes familles. En toute logique, la société en commandite fut la forme juridique dominante, pendant plus d’un siècle : dirigée par un gérant ayant le statut de commerçant, elle imposait à celui-ci d’engager ses biens propres en cas de faillite de l’entreprise. Une telle responsabilité personnelle était d’autant plus grande que l’entrepreneur hypothéquait le patrimoine familial dans la durée, son capital étant reçu et transmis par héritage. D’où une gestion en « bon père de famille ». Le nom des familles témoignait de leur implication sur le long terme et il garantissait la pérennité des entreprises au point de devenir celui des entreprises elles-mêmes : Wendel, Renault ou Krupp.

Ce capitalisme d’héritage déclina dès le début du 20ème siècle. Le montant des investissements nécessaires à la production de masse dépassait les capacités des familles ou il leur faisait courir un risque économique trop grand. Beaucoup commencèrent à diversifier leur patrimoine dans des holdings financières et à s’éloigner des activités industrielles. Mais plus radicalement, l’esprit démocratique contesta le bien-fondé d’un pouvoir capitaliste acquis selon l’antique droit de succession. De garant de la pérennité, le capital reçu en héritage apparut comme le reliquat d’un régime paternaliste arbitraire et dépassé. La famille nucléaire elle-même fut progressivement remise en cause au nom d’un individualisme considéré comme seul garant de l’égalité moderne.

Gouvernance : actionnariat anonyme vs actionnariat familial

C’est à partir de ce moment, au tournant des années 1930, que la société anonyme (et plus tard la SAS) s’est aussi imposée comme la forme juridique dominante : ni l’actionnaire, ni le dirigeant ne sont plus responsables sur leurs biens propres. Sans attaches, ils peuvent entrer et sortir de l’entreprise en utilisant les mécanismes du marché des capitaux ou du travail.  Le lien substantiel entre le décideur et l’entreprise se distend. Parallèlement, parce que les actionnaires sont devenus anonymes et que leur responsabilité se limite à leurs apports financiers, la demande de responsabilité s’est déplacée vers les entreprises elles-mêmes. D’où l’exigence contemporaine d’une Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) associée à une mission ou une raison d’être. Ce que la famille propriétaire portait naguère est désormais attendu de l’entreprise prise comme individu doté d’une personnalité morale.

Pour autant, au delà de cette fiction juridique, l’actionnariat reste massivement familial dans les sociétés anonymes et la famille demeure l’institution sociale de référence comme le montrent régulièrement les sondages d’opinion. Ce paradoxe invite à réfléchir sur l’avenir d’un pouvoir actionnarial fondé encore sur l’héritage. Que peut signifier « hériter d’un capital » au 21ème siècle et comment le destin de l’institution  » famille » et celui de l’institution « entreprise » pourraient-ils être encore liés ?

Si l’actionnariat familial ne se réduit plus qu’à un simple transfert générationnel de patrimoine en vue d’accumulation de richesses et de rentes, il achèvera certainement de perdre toute légitimité. Dans les années futures, des réformes de gouvernance s’imposeront comme nécessaires pour limiter l’acquisition de parts sociales d’entreprises par le hasard injuste de l’héritage. Mais si un tel héritage est assumé comme une charge engageant à maintenir un projet social, des savoir-faire ou une communauté de travail, l’actionnariat associé au destin d’une famille pourrait apporter aux parties-prenantes une caution bienvenue de continuité dans la durée. Dans une société fractionnée et rongée d’incertitudes, il associerait le pouvoir souverain du capital à une communauté humaine tenue par des liens non-capitalistes. À la croisée des chemins, cette forme de gouvernance ancienne peut s’inventer une nouvelle pertinence ou sombrer avec l’idée même de famille traditionnelle.


Source de l’article : pierre-yves-gomez.fr/lactionnariat-familial-a-t-il-un-avenir

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