Le dernier wagon : conte de confinement

20 Avr, 2020 | Form'action Cap 360, FORMACTION

Tugdual Derville, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, a écrit, l’année dernière, le septième des quinze épisodes d’Ékolu, le protagoniste de la form’action écologie humaine qui va bientôt sortir. Et cette fois-là, il se retrouve confiné bien malgré lui… (L’année dernière encore, cela semblait hautement improbable !)

Illustration : Marion Godard

Ékolu avait trouvé son rythme. Lever 7 heures, coucher 23 heures. Il travaillait bien. Son vélo réparé, il avait repris le sport. Dix minutes de descente vers la gare pour se dérouiller à la fraîche ; seize de faux plat au retour. Le matin, il arrivait au bureau à l’heure, pour siroter son café sucré. Le soir, il débarquait à la maison en nage, séchait un quart d’heure sur le canapé, dînait en famille, passait sous la douche, regardait une vidéo insipide qui l’endormait. Étendu en chien de fusil de son côté du lit, il n’avait plus d’insomnies.

Le miracle de cette phase de ritualisation de sa vie, c’était la ponctualité des trains. Nulle grève, nul « accident grave de voyageur », nul entassement de feuilles mortes pour casser ses habitudes… Tout roulait. Sa vie était réglée, sans temps mort : le journal gratuit meublait son train quotidien ; Internet lui injectait sa dose de notifications, assez pour le détendre et entretenir un semblant d’excitation passive. Grâce à son portable, il ne s’impatientait plus, ne voyait plus les passants, n’entendait plus gémir les quêteurs sur son trajet. Son ordinateur neuf se pliait à ses exigences. Avec Ulokée (sa femme) aussi tout roulait… « Comme d’habitude ! » lui aurait chanté Claude François. Car sa vie n’avait ni imprévu, ni excentricité, ni nouveauté. Dans son métier, il décidait machinalement, faisait tout « comme on avait toujours fait ». En était-il heureux ? S’il s’était posé la question, il aurait réalisé qu’il s’ennuyait. Comme un rat mort, mais sans souci.

Le 15 décembre, la météo se gâta. D’un coup. Une immense tempête s’était levée, puis un ouragan jamais constaté à cette latitude, avec des trombes d’eau. Les médias s’alarmaient. Des forêts étaient dévastées. Ékolu s’inquiéta pour sa mère, qui vivait seule. Elle ne répondait pas au téléphone ; il voulut la rejoindre. Les routes étant impraticables, il se rendit à pied la gare. Résistant aux bourrasques, il attrapa le wagon de queue du dernier train de banlieue. Il n’y vit qu’une poignée de passagers. Ékolu se surprit à les dénombrer : dix. Chacun avait sûrement sa raison de braver les intempéries. Il hésita à compter un onzième homme : personnage hirsute encombré d’un grand cabas qui débordait d’objets hétéroclites et d’énormes sacs en plastique, gonflés à bloc. C’était visiblement un SDF. Ou plutôt un de ces clochards à domicile « mobile » qui parasitent les transports en communs.

Occupant quatre places, il n’empestait pas, heureusement. C’était le seul qui ne regardait pas un écran. La grande tempête, il la contemplait en direct, par la fenêtre. Ékolu s’en voulut de ne pas avoir considéré ce passager. La rame s’était engagée à faible vitesse dans le long tunnel de Meudon. Ékolu s’étonnait qu’un homme seul puisse trimbaler un tel barda, quand un énorme fracas stoppa le train d’un coup sec. Tout s’éteignit. Pendant un long moment, le plancher vibra. Un éboulement ! Des blocs de pierres chutaient autour du wagon. Après un abîme de silence, des cris retentirent.

Ékolu avait repris ses esprits. Comment le tunnel avait-il pu s’effondrer ? S’agitant dans la pénombre, neuf lumignons lui signifiaient que tous les passagers du wagon étaient saufs. Chacun s’était jeté sur son téléphone. Et tous soupirèrent en jurant : pas de réseau ! Impossible d’ouvrir les portes.

Un groupe se forma au centre de la rame pour unir ses forces sur une seule. En vain. « P…, nous sommes bloqués ! » grommela une voix blanche. Une autre, grave et chaude, s’éleva du fond du wagon : « J’ai ce qu’il faut ! » C’était le SDF. Un froissement de plastique indiqua que l’homme farfouillait. Il alluma ce qui devait être sa lampe torche. Ses compagnons d’infortune virent luire une de ces clés carrées dont se sert la police ferroviaire pour passer d’un wagon à l’autre. L’homme se dirigea vers l’avant et ouvrit sans peine la porte de communication. « Voilà le travail ! » lança-t‑il, d’un ton calme. Mais l’issue donnait sur du vide : Ékolu en déduisit que leur wagon s’était coupé du reste de la rame. Aurait-elle poursuivi son trajet ? Le premier choc avait dû casser son attache avant l’éboulement…

Le SDF coupa ses pensées en parlant d’autorité : « Attendez-moi ici !». D’une pirouette, il avait sauté sur un bloc de pierre et disparu le long d’un semblant de voie… Tétanisés, les dix hommes devisaient encore sur la marche à suivre, stupides devant leurs écrans muets, quand le onzième revint partager son diagnostic : « C’est bloqué des deux côtés : juste devant nous et cent mètres derrière. Et pas qu’un peu. La montagne s’est écroulée sur cinq cents mètres à chaque bout. Va falloir s’économiser, les gars ! J’ai l’habitude. Éteignez vos engins, sauf un »

Ékolu réalisa qu’il n’y avait pas une seule femme. Onze naufragés. La catastrophe s’était moquée de la parité. Pensant à son cauchemar du viaduc, il se pinça. La douleur était vive. Il ne rêvait pas et se rendit à l’évidence : l’énorme éboulement laissait augurer une réclusion durable. Peut-être un enterrement de première classe ? Ses dix compagnons étaient prostrés. Sauf un. Dédé – ce fut le nom par lequel le SDF se présenta – semblait à son affaire : « Pour l’eau, expliqua-t‑il, c’est fastoche. » Il désigna deux hommes hébétés pour l’accompagner. Ils descendirent sur le ballast, avec la lampe, et revinrent avec deux grands jerricans de plastique remplis à ras bord. Chacun but à tour de rôle, pour se rassurer plus que par véritable soif.
« On a de l’eau et aussi de l’air par des fissures là-haut, expliqua Dédé. Avec ça, tu peux tenir un mois sans béqueter ! » Ils en furent effarés. Il les calma en déballant son paquetage qui était rempli de victuailles, notamment de centaines de sachets lyophilisés et des kilos de conserve. Partageur, Dédé décréta que tout serait mis en commun. Y compris ses deux livres fétiches, dont il conservait les pages froissées au fond de son cabas.

En quelques heures, l’autorité naturelle, la débrouillardise et l’optimisme de Dédé leur redonna courage. Habitué à la survie autarcique, il l’organisa à tâtons pour tous dans cette bulle tiède : repas, toilette, gymnastique collective. Puis les naufragés prirent le temps de se raconter leurs existences et de partager leurs rêves. Chacun reçut un rôle selon ses compétences, à commencer par un infirmier que Dédé appela « doc ». Un Américain jovial fut désigné « directeur du moral ». Ékolu fut nommé cuisinier.

À la première réunion du soir, ils prirent la décision folle de réserver leur rare lumière pour lire, un quart d’heure à voix haute, avant le coucher. Moments magiques ! Ils retrouvèrent par bribes les poésies de leur enfance, comme on fait un puzzle. Leurs chansons aussi. L’Afro-Américain leur apprit des Gospel et les dirigea. Tous chantaient. Ékolu révisa son anglais et se découvrit ténor, comme l’infirmer. Dédé, avec sa voix superbe, était le seul baryton.

IMPROBABLE SAUVETAGE DES EMMURÉS DE MEUDON
(La Dépêche, 16 mars)
Les tunneliers recreusant la voie SNCF coupée il y a trois mois par l’éboulement qui a fait 35 morts et 87 disparus, tous ensevelis – pensait-on – dans la rame du RER B, ont fait une stupéfiante découverte. Non pas les corps des derniers disparus du 15 décembre, mais une petite chorale soudée : 11 hommes en assez bonne santé sont sortis, éblouis par la lumière, en chantant à quatre voix des Spirituals.

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Ce texte est généralement suivi de questions, à approfondir seul, dans un premier temps, puis en équipe. Pour en savoir plus sur la form’action, c’est ici : ecologiehumaine.eu/formaction-eh.

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