Le Lion, le Loup et le Renard (ou comment déjouer les pièges)

11 Août, 2021 | ART & CULTURE, TRAVAIL

À l’occasion des 400 ans de Jean de La FontaineLa Fontaine & Cie permet de redécouvrir ces merveilleuses fables, à travers une analyse littéraire et sémantique développée par Alexis Milcent, spécialiste en marketing et stratégie. L’objectif ? Décortiquer l’essence de la fable et en tirer des enseignements adaptés à l’entreprise.

La fable

Un Lion décrépit, goutteux, n’en pouvant plus,
Voulait que l’on trouvât remède à la vieillesse :
Alléguer l’impossible aux Rois, c’est un abus.
Celui-ci parmi chaque espèce
Manda des Médecins ; il en est de tous arts :
Médecins au Lion viennent de toutes parts ;
De tous côtés lui vient des donneurs de recettes.
Dans les visites qui sont faites,
Le Renard se dispense, et se tient clos et coi.
Le Loup en fait sa cour, daube au coucher du Roi
Son camarade absent ; le Prince tout à l’heure
Veut qu’on aille enfumer Renard dans sa demeure,
Qu’on le fasse venir. Il vient, est présenté ;
Et, sachant que le Loup lui faisait cette affaire :
Je crains, Sire, dit-il, qu’un rapport peu sincère,
Ne m’ait à mépris imputé
D’avoir différé cet hommage ;
Mais j’étais en pèlerinage ;
Et m’acquittais d’un vœu fait pour votre santé.
Même j’ai vu dans mon voyage
Gens experts et savants ; leur ai dit la langueur
Dont votre Majesté craint à bon droit la suite.
Vous ne manquez que de chaleur :
Le long âge en vous l’a détruite :
D’un Loup écorché vif appliquez-vous la peau
Toute chaude et toute fumante ;
Le secret sans doute en est beau
Pour la nature défaillante.
Messire Loup vous servira,
S’il vous plaît, de robe de chambre.
Le Roi goûte cet avis-là :
On écorche, on taille, on démembre
Messire Loup. Le Monarque en soupa,
Et de sa peau s’enveloppa ;
Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire :
Faites si vous pouvez votre cour sans vous nuire.
Le mal se rend chez vous au quadruple du bien.
Les daubeurs ont leur tour d’une ou d’autre manière :
Vous êtes dans une carrière
Où l’on ne se pardonne rien.


Les conseils pro de Jean DLF

“Vous êtes dans une carrière où l’on ne se pardonne rien”
Jean de La Fontaine y va fort et laisse peu de lumière dans le contexte qu’il décrit : sommes-nous donc, dans nos organisations, condamnés aux lois impitoyables de la courtisanerie ?

La mécanique du non-sens

Ce n’est pas la première fois que La Fontaine nous décrit dans les fers d’une machinerie implacable. Ici, il démonte les ressorts d’une mathématique morale : “Le mal se rend chez vous au quadruple du bien”

Il y aurait donc une loi fondamentale qui tire nos actes vers le bas.

  • La Fontaine liste ensuite les théorèmes qui régiraient nos organisations : “Alléguer l’impossible aux Rois, c’est un abus”, “Vous êtes dans une carrière où l’on se pardonne rien”.
  • arithmétiquement, il en résulte une exponentielle de la violence : le Loup suggère une convocation, le Lion répond par une arrestation musclée (“qu’on aille enfumer Renard”), le Renard retorque par un tour morbide, le Lion ajoute à la sentence en dévorant le Loup.

Or cette machinerie, dont le jeu des poulies démultiplie l’énergie initiale, est au service du non-sens, voire du ridicule :

  • la requête initiale du Lion est un oxymore (“obscure clarté“) : “voulait que l’on trouvât remède à la vieillesse
  • les conseilleurs n’ont aucun des attributs des médecins
  • leurs propositions ne sont en rien justifiées
  • le Lion suit les recommandations sans les vérifier
  • il finit affublé d’une peau de loup. 
  • pis enfin, il mange le Loup quand la goutte imposait un régime…

La Fontaine nous avertit : si l’on n’y prend garde, on peut donc se trouver embarqué dans cette spirale de l’absurde où tant d’énergies et d’intelligences sont dévoyées.

La part du lion

N’y allant pas par quatre chemins, La Fontaine établit la responsabilité du leader. Dans la fable, tout découle du Lion : 

  • sa requête absurde déclenche les péripéties,
  • il est l’origine de tout, initiant le premier vers : “Un Lion…” avec une diérèse (“Un Li-on”, pour avoir les douze syllabes de l’alexandrin) qui met en valeur le personnage.

​Puisque tout se passe mal, nous pouvons imaginer en creux les conseils que La Fontaine donnerait au Monarque pour que tout se passe mieux :

  • à la requête impossible et égocentrée, il faut opposer le soin constant du possible pour le collectif. Le texte distille cette question du “pouvoir” : “Un Lion, décrépit, goutteux, n’en pouvant plus” ; “Alléguer l’impossible aux Rois” ; “Faites si vous pouvez votre cour sans vous nuire” : le pouvoir se conjugue donc au pluriel et ne se concentre pas dans les mains qu’on croit.
  • aux histoires et aux superstitions, il faut opposer l’analyse de critères factuels. En effet, le Renard enrobe sa plaidoirie d’un tissu de péripéties (le faux rapport, le voyage, les experts…) baignées de croyances (le pèlerinage, les “gens experts et savants”, la “chaleur” et le “secret sans doute”…)
  • au manque de chaleur, de cœur, de courage et donc à la peur, il faut opposer le feu sacré, une énergie intérieure qui interdit de caler et maintient le mouvement. C’est bien la peur qui meut la requête imbécile du Lion. Et c’est sur la peur qu’insiste le Renard pour provoquer la décision fatale : “… leur ai dit la langueur dont Votre Majesté craint à bon droit la suite”.

“Si vous pouvez”

La Fontaine rappelle donc le rôle du Lion, mais ce “si vous pouvez” déjà évoqué laisse accroire qu’il voit un rôle pour les membres de l’équipe. Comment, à tout niveau, déjouer la mécanique du non-sens ?

Le Renard a d’abord fait rébellion en restant “clos et coi”. Bel effort mais le voilà rattrapé et il ne passe pas loin de la potence. 

En réalité, aucun des trois protagonistes n’a, à lui seul, la solution. 

C’est La Fontaine lui-même qui est ici le maître en reprenant le meilleur de chacun de trois :

  • comme le Loup, il joue sa peau. La critique de la monarchie et de la cour n’est pas voilée. Dès le vers 7, il n’est plus fait mention du Lion, mais on évoque successivement le Roi, le Prince, Sire… Le Lion, c’est finalement le Roi. Énorme prise de risque de La Fontaine qui met a little skin in the game”.
  • comme le Renard, il prend finalement la parole en écrivant sa fable et utilise les mêmes stratagèmes : il dénonce les autres courtisans, il raconte des histoires, il joue sur notre peur du ridicule.
  • comme le Lion dans un reflet inversé, il montre l’exemple : le fabuliste ouvre le champ des possibles (le “si vous pouvez”), analyse les options selon des critères factuels (il compare trois personnages) et se montre animé d’un feu sacré pour la co-construction : ​”Messieurs les courtisans, cessez de vous détruire”

Au-delà d’une critique courte de la courtisanerie, La Fontaine nous invite donc à une réflexion sur l’économie de nos équipes

Toute organisation répond à une mécanique implacable qui peut broyer les meilleurs (le Renard n’était-il pas d’abord resté “clos et coi” ?). 

Le rôle du chef est primordial pour créer les conditions du possible. 

Mais, selon La Fontaine, chacun, à tout niveau, est responsable de son implication personnelle, de sa parole, et de l’exemple donné.

Dur métier que celui du conseil : ironie de Jean de La Fontaine dont c’est la profession !


Source : le site de La Fontaine et compagnie

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