Phèdre ou la passion au service de la performance et de l’engagement

27 Déc, 2021 | ART & CULTURE, TRAVAIL

Alexis Milcent, spécialiste en marketing et stratégie et fondateur de La Fontaine & Cie, s’attaque ci-dessous à une oeuvre de Jean Racine. L’objectif ? Décortiquer l’essence de cette oeuvre et en tirer des enseignements adaptés à l’entreprise.

L’extrait

“Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,
Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
Athènes me montra mon superbe ennemi :
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler :
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
De victimes moi-même à toute heure entourée,
Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
D’un incurable amour remèdes impuissants !
En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !
Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.
Je l’évitais partout. Ô comble de misère !
Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
Contre moi-même enfin j’osai me révolter :
J’excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;
Je pressai son exil ; et mes cris éternels
L’arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirais, Oenone ; et, depuis son absence,
Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence :
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivais les fruits.
Vaines précautions ! Cruelle destinée !
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ;
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire :
Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats :
Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas.
Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,
Et que tes vains secours cessent de rappeler
Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler.”

Phèdre, Acte I, scène 3, de Jean Racine.

Les conseils pro, by Jean Racine

Petit rappel : Phèdre vient tout juste d’épouser Thésée qu’elle tombe amoureuse de Hippolyte. Pas top, et en plus Hippolyte est le propre fils que Thésée a eu d’une de ses multiples unions antérieures. Voilà donc Phèdre en proie à de terribles tensions psychologiques, torturée entre son devoir de reine, son amour initial pour Thésée, sa passion pour Hippolyte. Elle veut mourir mais comment aimer quand on est mort ? C’est terrible et c’est la tragédie racinienne par excellence.

Si l’on s’extirpe de la pure passion amoureuse pour envisager la passion que l’on peut avoir pour un sujet, un projet, un métier, la pièce peut nourrir une réflexion utile en ces temps de reprise. Quelle est la place de la passion dans nos organisations ? Comment en faire un moteur d’engagement et de performance ?

Dans la tirade ci-après, Phèdre décrit tout ce que provoque la passion. En l’occurrence, Phèdre va se mettre en mouvement pour contrer la passion, mais c’est toujours la passion qui suscite cette réaction.

1. la passion provoque d’abord un émerveillement tel qu’il y a comme un état de sidération : “Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler“. Le choc est si puissant qu’il en va d’une illumination qui aveugle, d’une évidence qui éblouit.

2. la passion pousse rapidement à l’action :

  • Dans le sillage de sa révélation, Phèdre passe immédiatement à l’action, sans réflexion préalable, comme irrépréssiblement : “Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner“.
  • Dans un deuxième temps, elle élabore des stratagèmes sur la base des enseignements de ses premiers essais : “Pour bannir l’ennemi (…) J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre” 
  • Pour mener à bien son entreprise, Phèdre prend soin de piloter son plan d’action, elle en mesure les effets : “depuis son absence, Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence

3. la passion contrariée mène à l’immobilisme, à l’apathie : “J’ai pris la vie en haine et ma flamme en horreur ; Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire“. Ainsi la passion semble déployer une énergie qui peut être orientée soit vers la création (l’action pilotée) soit vers la destruction (négativité débridée). Et Phèdre, dans ce biais négatif, va jusqu’à réinterpréter le contexte comme un complexe hostile (elle dira plus haut : “Tout m’afflige et me nuit, et conspire à me nuire.”). D’après Racine, la passion assumée mène vers l’action collective, quand la passion refoulée isole, dans un processus continué (de plus en plus d’actions et de collectif, ou de plus en plus d’isolement).

Dès lors, Jean Racine fait le coach et nous interroge :

  • qu’est-ce qui, dans notre quotidien en entreprise, est susceptible de provoquer en nous cette “illumination”, cette première “sidération”, signe d’une passion réelle ?
  • qu’est-ce qui nous met en mouvement à titre individuel et collectif – au niveau d’une équipe par exemple ?
  • si cette passion est identifiée, donnons-nous lui toute sa puissance de création en agissant dès le premier mouvement, en organisant ces actions et en les pilotant (indicateurs, mesures, actions correctrices) ?
  • sommes-nous en train de contrarier une passion (“je n’ai pas le temps”, “je n’ai pas les moyens”, “je ne sais pas faire”…) nous menant dans une pente d’isolement dangereuse ? 

Avoir des passions, une source d’engagement !

Et quand on voit les dommages d’une passion contrariée, il est bon de savoir exprimer ses passions non professionnelles pour être performant au travail !


Source : le site de La Fontaine et compagnie

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