Assumer sa vulnérabilité, c’est d’abord, pour toute personne, une question de lucidité. C’est accueillir son histoire. Chacune commence par l’immense fragilité de l’être humain, qui doit être hébergé dans le corps d’une autre pendant plusieurs mois. Longtemps, la vie ne tient qu’à ce fil. Cette dépendance totale ne cesse pas avec la coupure du cordon ombilical. S’il est privé de lait ou de tendresse, le nouveau-né dépérit. Il faut à l’homme plus de temps et d’apprentissage pour devenir adulte que n’importe quel animal “comparable”. Un poulain qui serait incapable de marcher quelques minutes après avoir été mis bas serait abandonné par sa mère sans tarder. L’homo sapiens doit patienter près d’un an pour tenir sa station debout chancelante… sous les bravos. Car il a aussi un besoin quasi-vital d’admiration et de reconnaissance pour se sentir exister. A quoi bon le nier ?
Devenir autonome, n’est-ce pas une grande illusion prométhéenne sans cesse recommencée, à l’échelon individuel autant que collectif ? Qui peut vraiment croire que les personnes qu’on dit handicapées auraient le “privilège” de la dépendance ? Certes, leur différence peut manifester le besoin d’autrui de façon plus évidente. Mais une personne qu’on dira valide peut-elle s’offrir aujourd’hui, ne serait-ce qu’un verre d’eau pure, sans compter sur autrui ? Même pour ce besoin primaire la technologie est désormais nécessaire. Alors, que dire du téléphone cellulaire, de la médecine contemporaine, des transports… ?
Personne n’est auto-suffisant. Nous sommes tous interdépendants. L’homme qui se prétend autonome ou affirme s’être « fait tout seul » n’exprime qu’une aveugle suffisance. En attendant la maladie, l’accident ou la vieillesse pour le ramener au réel : son impérieux besoin d’autrui pour sa survie.
La conscience de cette vulnérabilité commune devrait nous entraîner à reconnaître que si une seule personne est digne, alors l’être humain le plus fragile est aussi dépositaire d’une dignité intrinsèque, qu’aucun évènement, aucun accident de santé ne peut aliéner. Vulnérable parmi les vulnérables, je m’interdirai de nier la dignité de quiconque.
Mais nous pouvons aller plus loin : la vulnérabilité peut être vue comme une précieuse valeur d’humanité. Nos dures limites – un corps sexué, le temps compté et la mort inéluctable – ne sont-elles pas indissociables de toute vie en société ? Pour survivre et progresser sur sa planète, l’humanité a élaboré un réseau d’interdépendance qu’elle a nommé “culture”. Réseau savamment tissé au fil des siècles, au point que cette culture est notre seconde nature. Nous avons hérité gratuitement cette richesse inouïe des générations qui nous ont précédés ; nous espérons la léguer encore plus dense aux suivantes…
Comme l’artiste peignant sa toile avec ses moyens limités, l’être humain construit sa vie dans un cadre : en fonction de ce qu’il a reçu en naissant, de son corps, qui ne ment pas, du temps, toujours présent, et de la perspective de la mort, horizon commun. C’est la règle du jeu. Consentir à ces limites n’obère en rien notre créativité pour avancer. Au contraire, toute vie s’accomplit dans ce cadre sécurisant. Notre liberté véritable, fruit d’un désir irrépressible de développement, est au prix du consentement à la vulnérabilité.
L’un des signes les plus universels de la vulnérabilité de l’être humain, c’est sa soif inextinguible d’absolu. Elle se manifeste par notre désir de creuser le sens de notre propre existence, et de nous dépasser. La vulnérabilité ouvre à la transcendance. C’est là que naît la tentation prométhéenne, dès lors que l’humanité se prend à fantasmer l’éradication de sa vulnérabilité. Ce refus de toute frustration nous coupe du réel. Dans sa quête éperdue d’invulnérabilité, d’omniscience et d’immortalité, la culture de la toute-puissance, obscurantiste, récusera toute idée de limite. Jusqu’à rêver d’une fusion homme-machine déshumanisante fondée sur un néo-eugénisme totalitaire.
La loi du plus fort relève toujours d’une grande-illusion : l’histoire fourmille des cycles de violence et de désenchantement qu’elle induit. Seule la culture de la vulnérabilité est réaliste, paisible et non-violente. Elle se construit dans la confiance, l’altruisme et la gratuité. Elle suppose trois primautés : celle de l’être sur l’avoir, celle de la relation sur l’activité et celle de la tendresse sur l’autonomie.
De telles primautés sont trois clés du bonheur. Faudrait-il attendre l’approche la mort pour manifester leur évidence ? C’est paradoxalement dans sa plus grande faiblesse, quand il est dépouillé de ses forces, entièrement dépendant d’autrui que l’être humain révèle la vraie puissance de la dignité humaine. Chacun peut en faire la découverte, le jour où il est saisi d’émerveillement devant l’humanité intacte de ceux qui sont les plus fragiles, les plus pauvres, les plus rejetés. La conscience de la dignité humaine est le fruit d’une expérience universelle, qui invite simplement chacun à consentir à son tour à sa propre vulnérabilité.
Nous comprenons alors que le regard que notre société porte sur ses membres les plus vulnérables manifeste son degré d’humanité. Car la vulnérabilité nous appelle à nous relier, à ne jamais cesser d’apprendre, à demander de l’aide, à remercier, à désirer et à aimer.
Article fort intéressant. Cela recoupe le poète anglais John Donne: “No man is an island”.
Un très grand merci à vous, Tugdual, de nous offrir cette très belle méditation sur ce qui fait le socle de notre humanité commune, toujours singulière mais égale en dignité.
Nos limites, notre contingence, notre vulnérabilité, notre dépendance envers autrui – à tout âge – ne sont pas tant des entraves à balayer ou à minimiser qu’une véritable chance de pouvoir tisser des liens, vivre les uns à travers les autres et grâce aux autres.
En vous lisant, je ne peux m’empêcher de penser à ces “heures étoilées” chères à Stefan Zweig que je cite ici de mémoire, j’espère sans le trahir:
“Les heures étoilées sont celles de l’émerveillement, lorsque l’amour, la compassion font que nous sommes soudain guéris de nous même, pour ne plus exister que dans le regard aimant de l’autre, le regard aimant vers l’autre”.
Puissions-nous être toujours plus nombreux à nous laisser entraîner par ce courant de l’écologie humaine et à désirer ardemment un avenir dans lequel chacun s’emploiera à nouer des relations compassionnelles, aimantes, empreintes de gratuité et de générosité, de façon à pouvoir nous offrir, les uns aux autres, comme de magnifiques bouquets d’heures étoilées.
merci beaucoup pour ce texte.
assumer ses limites… les assumer avec joie(!) puisqu’elles sont l’occasion d’être dans une dépendance réciproque d’amour.
heureusement alors que nous sommes fragiles.
Si elles le pouvaient, les machines nous envieraient.
Si on devait donner une définition positive de l’autonomie, on pourrait dire : être autonome, c’est quand on dépend des autres et que les autres dépendent de soi.
Se croire fort et invulnérable, se lancer à corps perdu dans la compétition, voilà qui me semble conduire aux plus grandes désillusions et en tous cas, ne prépare pas à affronter l’adversité.
Reconnaitre ses propres limites, c’est peut être aussi le moyen de comprendre et d’accepter celles des autres. C’est se rendre capable d’accepter les drames de la vie et leurs conséquences qui peuvent frapper chacun d’entre nous. C’est le point de départ pour imaginer de véritables voies nouvelles d’espérance. C’est refuser de se laisser dominer par la déprime qui conduirait à l’inaction, à la défaite, à l’abandon du combat pour la vie.
Cela peut alors devenir un chemin pour un vrai respect, notamment du plus faible, qui peut se traduire par des actions très concrètes porteuses de réels progrès pour l’Homme. C’est ainsi que sont nées beaucoup d’initiatives à l’attention des blessés de la vie. Et pour en avoir vécu une de très près, je peux vous dire que c’est un sacré combat !
Et la modération en dit plus qu’un long discours. Salutations, bon vent.
Depuis longtemps je te suivais,cher Tugdual, comme on suit un signe de piste sur un sentier d’avenir. Nous y sommes,ce texte me le confirme. Le 6 décembre,je serai aux assises de cette Écologie Humaine qui va naitre et grandir, vraie, simple et joyeuse…Il faudra du courage, la route sera longue. Mais on y sera nombreux, j’en suis sûre. Bien avec toi. Blandine
Merci Tugdual !
oui, il nous faut construire une humanité humaine en commençant par la base, par la manière de vivre ensemble, par la construction humble et pratique de chaque jour.
Bien sûr, la concurrence féroce qui règne dans le monde économique, pose à cette écologie humaine des problèmes redoutables. Il n’empêche que certaines entreprises se construisent encore aujourd’hui sur des valeurs humaines solides: le respect de l’autre, le respect de la parole donnée, le souci de la croissance de chacun, la vérité, la primauté de l’homme à l’intérieur de l’entreprise, comme dans les rapports avec les clients et les partenaires, la recherche de l’intérêt à long terme de l’entreprise et de ses salariés….
Je partage totalement la conviction que l’impasse sociale et politique dans laquelle est la France, mais aussi l’Europe est liée la perte d’un sens suffisamment partagé de la vie en commun. C’est le fruit de 50 années de déconstruction systématique de la culture occidentale, qui a fait perdre toute réalité à l’héritage humaniste. Il faut reprendre les choses à la base, par un formidable travail pédagogique et de terrain. Le politique viendra en son temps, comme un fruit mur.
Je viendrai donc aux assises.
Eric
Quand les media seront au service du beau, du vrai et du bien, cette réflexion trouvera sa place naturellement en première page !
En attendant -que les media ne se focalisent pas presqu’exclusivement sur les “trains qui déraillent”- il me plaît de considérer que cette réflexion est partagée par le plus grand nombre (ce n’est donc pas de l’info !) et elle me réjouit. Je vais passer une excellente journée.
Merci Tugdual DERVILLE