Savoir s’opposer sans vouloir dominer

8 Mar, 2021 | PHILOSOPHIE, TRAVAIL

Docteur en Philosophie, Pierre d’Elbée intervient dans les organisations professionnelles et associatives. Il cherche à établir des ponts entre le monde du travail et la philosophie, trop souvent cantonnée à un domaine académique. Ci-dessous, il propose une réflexion sur l’opposition positive.

Bill Gates est hors de lui
« Il a les yeux exorbités et ses énormes lunettes sont de guingois. Il est écarlate et postillonne. Il se trouve dans une petite salle de conférences bondée sur le campus de Microsoft avec vingt jeunes recrues de l’entreprise rassemblées autour d’une table oblongue. Ceux qui osent le regarder en face ont l’air terrorisés par leur président. Une odeur aigre de transpiration emplit la pièce, l’odeur de la peur. » C’est ainsi que Daniel Goleman relate un épisode qui n’est pas forcément à l’honneur du patron de Microsoft. Il poursuit en montrant que face au prestige de ce patron, à son charisme et son autorité indubitable, l’équipe en face de lui perd complètement ses moyens… Pas tous cependant. Une jeune femme, Sino-Américaine est là, qui ne semble pas intimidée ; elle lui parle d’une voix douce et ose le regarder dans les yeuxsans agressivité. « Par deux fois, elle l’interrompt pour lui répondre d’un ton calme […] La deuxième fois, il l’écoute en silence et lui jette un regard pensif. Soudain, sa colère se dissipe et il lui lance : “Très bien, vous êtes sur la bonne voie, continuez”. » Sur ces mots, il met fin à la réunion. 

Pas si facile que ça de s’opposer
Cette petite histoire a le mérite de mettre en évidence la vraie difficulté de s’opposer à quelqu’un qui jouit d’une grande autorité. C’est un cas d’école qui met en jeu notre rapport aux autres sous le point de vue de l’affirmation de soi en situation difficile. Ne faisons pas trop les malins : rappelons-nous la célèbre expérience de Stanley Milgram en 1963, qui tend à montrer que plus de 50 % des participants ne s’opposent pas à un scientifique en blouse blanche, quand il leur demande de faire subir un traitement de plus en plus douloureux à une victime, malgré ses cris et ses supplications.
Ce qui nous intéresse ici est de savoir ce qui a rendu cette jeune femme capable d’une opposition positive, là où les autres se sont laissés submerger par leur émotion. Comment elle ne cède ni à la peur qui alimente la passivité ni à la colère qui ouvre la voie à un clash suicidaire. 

Rester fidèle à soi-même
Où trouve-t-on le cran de s’opposer ? Dans la myriade de réponses possibles, il vaut peut-être la peine d’explorer celle qui inspire Socrate : accepter le risque de mourir pour ce que l’on défend plutôt que de se renier. Une force vitale impérieuse stimule l’opposition. Elle nous intime de résister, elle exige notre engagement. Socrate en est une figure emblématique, lui qui refuse calmement de s’enfuir d’Athènes, et accepte de boire la ciguë plutôt que de renoncer à ses convictions. Son opposition n’est pas victoire contre Athènes, mais fidélité à lui-même.
Sans parler de sacrifice ultime, il y a quelque chose de vital dans l’attitude de cette jeune femme. On peut imaginer que devant une personne puissante et injuste, il lui est littéralement impossible d’adopter une attitude de capitulation. Non seulement elle ne cède pas, mais elle a une idée de ce qu’il faut faire, et elle le propose fermement, obligeant Bill Gates à l’écouter. Elle refuse le statut de victime ; alors que son interlocuteur cherchait uniquement à venger sa déception sur le groupe, elle ne cherche pas à gagner contre lui, elle ouvre une fenêtre possible : son interlocuteur commence à vaciller dans sa colère, il sent bien qu’elle peut avoir raison… et finit par fuir en stoppant la réunion d’une façon abrupte.

Le « savoir s’opposer »
S’opposer est indispensable dans la vie quotidienne au travail. Une vie professionnelle totalement fluide est un mythe. Mais il y a un « savoir s’opposer », dont je valoriserais volontiers les points suivants : défendre un point de vue raisonnable et tant qu’à faire inattaquable. Montrer en quoi la proposition dépasse les intérêts particuliers et sert une raison supérieure, seule capable de rassembler sans faire perdre la face de quiconque. Ne pas chercher à se valoriser ou à gagner. Refuser de se taire. 


Source de l’article : le site d’Iphae conseil

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