Travailler en s’amusant : un rêve ?

14 Avr, 2023 | PHILOSOPHIE, TRAVAIL

Docteur en Philosophie, Pierre d’Elbée intervient depuis plus de 20 ans dans les organisations professionnelles et associatives. Il cherche à établir des ponts entre le monde du travail et la philosophie, trop souvent cantonnée à un domaine académique. Interrogeons-nous avec lui sur le jeu : est-il possible d’en faire un du travail ?

En cherchant uniquement la garantie du résultat, une culture professionnelle trop sérieuse risque l’ennui et la démotivation. En ce sens, la bonne humeur, la convivialité, l’humour, la joie et, finalement, l’esprit ludique donnent une respiration à l’activité professionnelle.

Pierre d’Elbée

Pierre d’Elbée, philosophe : « Les Français n’ont jamais autant joué. Ils sont 73 % à jouer occasionnellement et 58 % régulièrement, soit une progression de 6 points par rapport à 2020 », nous apprend la fondation Jean Jaurès. Cette observation est si décisive sur notre rapport au travail qu’un certain nombre de nos contemporains rêve que le travail devienne un jeu : ce serait plus facile, plus distrayant, plus motivant ! Creusons. 

La barrière de Tom Sawyer

Mark Twain raconte l’histoire célèbre du jeune Tom Sawyer à qui sa tante Polly a donné l’ordre de repeindre une immense barrière alors que c’est le printemps, qu’il fait beau et que tout le monde ne pense qu’à s’amuser. « Trente mètres de planches à badigeonner sur plus d’un mètre et demi de haut ; la vie n’était plus qu’un lourd fardeau ! » Quelle corvée ! À peine s’y est-il mis qu’il sent la mauvaise humeur monter en lui. Arrive son copain Ben Rogers qui marche en s’amusant comme un fou : il joue au bateau à vapeur, fait des touf touf pour imiter le moteur et des ding ding pour faire sonner la cloche… En plus, il mange une pomme qui a l’air si bonne… Tom sait bien que son copain va se moquer de lui et de sa situation laborieuse. Il lui vient une idée : dès que Ben commence à le railler sur son travail, Tom garde tout son calme, lui dit tranquillement qu’il aime ce qu’il fait, joue à l’artiste qui peint une véritable toile de maître, ajoutant une touche de blanc par ci, une autre par là, se reculant pour constater la qualité de l’œuvre… Tom « présentait la chose sous un jour nouveau. Ben cesse de grignoter sa pomme », se prend au jeu, demande à Tom s’il peut lui aussi donner des coups de pinceau, et devant l’hésitation surjouée de Tom, finit par le supplier en lui donnant sa pomme, pourvu qu’il le laisse peindre… 

Les différentes sortes de jeux

Dans son livre Les jeux et les hommes Roger Caillois repère 4 sortes de jeux : agon c’est le jeu de la compétition (foot, échecs), alea celui du hasard (roulette), mimicry celui de l’imitation (cowboys, Batman), et ylinx le jeu du vertige (montagnes russes), sachant qu’un jeu peut mixer plusieurs catégories comme la belote qui mêle compétition et hasard. On voit tout de suite que chaque catégorie a son pendant professionnel : la concurrence commerciale, le hasard des opportunités pour l’entrepreneur, le fait de se mouler dans une technique ou une stratégie existante, et bien sûr l’adrénaline de celui qui prend des risques. Toute profession comporte une part de jeu : on joue à représenter une profession (l’uniforme de l’agent de police, le garçon de café de Sartre), on se prend au jeu du risque, on s’amuse à gagner contre son concurrent… Cette perspective ludique rend effectivement la vie du travail plus intense, plus intéressante, plus motivante

Que fait-on quand on joue ?

Mais Roger Caillois ne se contente pas de proposer des catégories ludiques, il entend donner une définition plus précise qui éclaire la comparaison entre le jeu et le travail. En voici quelques éléments :

  • À l’inverse du travail, le jeu est d’abord une activité libre, elle n’est pas nécessaire, on la pratique à son gré, sans obligation. À ce sujet il est intéressant de noter que le joueur professionnel enlève à son activité une partie ludique. Elle devient sérieuse, il s’agit de gagner pour vivre. A contrario, le travailleur qui se prend au jeu de son activité augmente sa marge de liberté et de créativité.
  • Ensuite, le jeu se pratique dans un périmètre défini, selon des règles précises : il y a un terrain de jeu, un échiquier, une table de bridge, et c’est dans cet espace seulement que les règles sont valables. À noter que le monde du travail n’est  pas strictement limité spatialement, car l’économie porte sur un périmètre plus large.
  • Troisièmement, le résultat du jeu est incertain, comme le travail.
  • À la différence du travail, le jeu est improductif, essentiellement gratuit, son résultat ne sert en principe à rien d’autre qu’à jouer.
  • Dernier point, le jeu est fictif, imaginaire, le travail réel, objectif. 

Le travail, irréductible au jeu

En cherchant uniquement la garantie du résultat, une culture professionnelle trop sérieuse risque l’ennui et la démotivation. En ce sens, la bonne humeur, la convivialité, l’humour, la joie et finalement l’esprit ludique donnent une respiration à l’activité professionnelle.

Mais je défendrai volontiers qu’il existe dans le travail une dimension irréductible au jeu. Cette activité par laquelle l’homme transforme le monde demande une énergie considérable, bien supérieure à la distraction ludique. Elle demande un effort dont la noblesse mérite d’être redécouverte, et qui a partie liée avec le courage. Travailler, c’est affronter des échecs, des difficultés, c’est modifier le monde, et cela ne va pas sans combat. Tom Sawyer a pu illusionner son copain Ben Rogers, mais il est probable que cette manipulation soit difficile à reproduire.

Au fond, le monde du travail est celui qui nous rappelle le principe de réalité alors que le jeu arrive à nous en extraire.”


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