Coercition, persuasion, manipulation : sommes-nous sous influence ?

17 Fév, 2023 | MEDIAS & COMMUNICATION, SCIENCES & TECHNOLOGIES

Malik Bozzo-Rey, philosophe et Directeur de recherche en Éthique à l’Université catholique de Lille, aborde le sujet de notre rapport au numérique ; entre nudges, cookies et big data, qu’est-ce que cela dit de nos sociétés ?

Qu’est-ce que ça révèle de nos sociétés de mettre en place des outils qui vont influencer le comportement des individus sans que les individus en aient nécessairement conscience ?

Influence “douce” : pour ou contre le nudge ?

Malik Bozzo-Rey, Directeur de recherche en Éthique : “Si mon domaine de recherche de départ est l’éthique, je me suis depuis intéressé aux questions d’influence, via les nudges, notamment. Il faut dire qu’une question me taraude depuis longtemps : comment fait-on pour influencer le comportement des individus et s’assurer qu’ils vont obéir à une injonction, une loi… ?

Le nudge – que l’on traduit généralement par “coup de pouce” ou “coup de coude” – repose sur l’idée qu’il est possible d’influencer le comportement des individus de manière douce (sans contraintes ou incitations économiques fortes). Il s’appuie sur des découvertes en psychologie et en économie comportementale, notamment les biais cognitifs – qui tendent à montrer que l’être humain agit irrationnellement mais de manière prévisible. L’idée du nudge est donc de changer le contexte de prise de décision des individus, tout en leur laissant la liberté de choix initiale.

Appuyons-nous sur un exemple très connu : imaginons que je suis responsable d’une cafétéria dans une école. Ma finalité est de m’assurer que les enfants mangent sainement. Quelles actions mettre en place pour atteindre ce but ? Je peux organiser la cafétéria de manière à inciter les enfants à choisir des aliments sains. Je vais donc placer à hauteur d’yeux fruits, légumes, etc. Pourquoi ? Parce que des études ont montré que les enfants (comme les adultes), ont tendance à prendre ce qui se trouve à hauteur d’yeux.

Mais ça ne veut pas dire que j’ai supprimé le hamburger-frites ! Il sera simplement moins visible, au fond de la cafétéria.

Il faut tout de même savoir que l’efficacité du nudge n’est pas si importante que cela. Par rapport à une population-cible, le nudge va agir dans 10 à 20 % des cas, si l’on est vraiment efficace. Cela veut quand même dire qu’un minimum de 80 % des personnes soumises aux nudges ne seront pas réceptives.

On peut être partisan des nudges en considérant qu’ils promeuvent de bons comportements. Ce qui pose quand même la question de ce qu’est un bon comportement et qui décide de ce bon comportement-là. Première question à prendre en compte, qui n’aboutit pas nécessairement à être opposé aux nudges.

D’autres personnes sont opposés au nudge, considérant qu’ils relèvent de la manipulation. Si on est opposé aux nudges, la question qui se pose est : que dit de nous ce recours aux nudges ? Que révèle de nos sociétés la mise en place d’outils qui vont influencer le comportement des individus sans que ces derniers en aient nécessairement conscience ?

Différencier coercition, persuasion et manipulation

Coercition, manipulation et persuasion font partie d’une typologie classique des différentes formes d’influence. Il existe un continuum de ces formes d’influence qui va de la persuasion – à connotation plutôt positive – à la manipulation – influence à la connotation extrêmement négative.

La coercition va reposer sur la contrainte : pousser une personne à agir en modifiant les caractéristiques externes de la situation dans laquelle elle va exercer son choix (“La bourse ou la vie !”). D’un point de vue éthique, le concept de coercition va avoir une double fonction : lorsque qu’une personne agit sous la contrainte, elle sera dégagée de la responsabilité éthique de son action. Nous allons avoir tendance à considérer qu’une personne n’est pas responsable si elle a agi sous la contrainte. Par exemple, si je promets quelque chose sous la contrainte, cette promesse n’est pas valable d’un point de vue éthique.

La persuasion a la particularité de viser à modifier les croyances ou les désirs d’une personne sans avoir recours à la force. Bien sûr, il n’est pas possible de vous persuader de quelque chose que vous croyez déjà. Je ne peux pas vous persuader d’aimer une personne que vous appréciez déjà. Je ne peux vous persuader d’apprécier une personne que si vous avez une attitude neutre vis-à-vis d’elle ou que vous ne l’appréciez pas particulièrement. Bien que la persuasion puisse s’appuyer sur un processus émotionnel, elle est quand même très souvent associée à l’idée de processus rationnel. Je vais vous persuader rationnellement, via de bons arguments, de croire telle chose ou d’accomplir telle ou telle action.

La manipulation est donc la forme d’influence la plus négativement connotée. Il va s’agir d’influencer intentionnellement la pensée, la croyance, les actions d’une personne, en faussant ou en orientant sa perception de la réalité. La manipulation va donc souvent impliquer l’idée de tromperie, au bénéfice exclusif de la personne qui manipule et non pas de la personne manipulée.

Si je prends les réseaux sociaux, il me semble qu’il n’y a pas d’exemples réels de coercition. Sauf peut-être dans le cas de certains sites Internet qui nous obligent à accepter les cookies sous peine de ne pas pouvoir accéder à leurs pages. Ca relève plutôt de la manipulation : il y a une volonté d’influencer le comportement des individus en faussant leur perception de la réalité. Autre exemple : un fil d’actualités Facebook. À travers les données générées, on ne va vous donner que des informations liées à vos centres d’intérêt ou vos positions politiques, par exemple. On s’appuie là sur le biais de confirmation : on ne vous donne que des informations qui confirment ce que vous pensez déjà. Sauf que, c’est fait de manière cachée ! Ca n’est pas fait de manière transparente. L’utilisateur n’en a pas nécessairement conscience. Et d’ailleurs, s’il en avait conscience, il irait probablement chercher ces informations sur d’autres sources. Ceci relève donc à mon sens de la manipulation pure et simple.

Penser l’éthique dès le design de la technologie

il serait intéressant de se pencher sur l’ethic by design, c’est-à-dire l’idée que des considérations éthiques puissent être intégrées dès les processus de création d’outils numériques, par exemple.

Typiquement, il s’agirait d’intégrer dans un logiciel des considérations sur la vie privée non pas a posteriori – une fois que le logiciel est complètement pensé et fabriqué – mais plutôt en amont, dès le début de la réflexion sur sa conception. C’est la différence entre tout ce qu’on va pouvoir mettre en place pour le respect de la vie privée sur différents réseaux sociaux ou le fait de penser le réseau social comme, par exemple, ne récupérant aucune donnée de votre vie privée.

Autre exemple : les systèmes d’exploitation. Ceux qui vont fonctionner sur une clé USB ou un CD ne permettent aucun stockage de données. C’est pensé dès le départ. Ce n’est pas un système d’exploitation qu’on installe sur un ordinateur et sur lequel on va devoir cocher des cases pour dire si oui ou non, on accepte que telle ou telle information soit transmise. Cela fait toute la différence pour l’usager.

Repenser notre rapport au numérique

Il est primordial de repenser notre rapport au numérique d’un point de vue à la fois individuel et collectif, tout simplement parce que la plupart des gens n’ont pas conscience de ce qui se passe exactement quand on utilise une technologie numérique.

Est-ce que les personnes ont conscience que d’avoir 20 fenêtres ouvertes sur leur navigateur engendre une consommation d’énergie extrêmement importante ? Qu’à chaque fois qu’ils envoient un message ou un email, cela a un coût énergétique non négligeable ?

Évidemment, on peut toujours dire que du point de vue individuel, ça ne représente pas grand-chose. Mais si on multiplie tout ça par le milliard d’individus qui va utiliser Internet au même moment, les proportions sont de plus en plus fortes. Cela ne veut pas dire que je considère que la responsabilité de ce coût environnemental incombe aux seuls individus. Mais on peut faire attention néanmoins.”

numérique et éthique

Un autre impact du numérique sur nos vies : la perte d’attention généralisée.

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