Sur la modernité #Interview

12 Oct, 2020 | FAMILLE, SOLIDARITES & SOCIETE, PHILOSOPHIE

Gilles Hériard Dubreuil est chercheur indépendant, et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine. Il définit ci-dessous ce qu’est pour lui le projet moderne et propose de construire ensemble un nouveau chemin.

Langdon Winner, sociologie Américain, dit qu’il faut faire très attention lorsque l’on propose une nouvelle technologie. De fait, la nouvelle technologie porte avec elle tout un monde de rapports sociaux, de rapports de pouvoir, de formes de distribution des ressources, de monopoles d’information. On devrait être aussi attentif que lorsque l’on nous propose une nouvelle loi.

Gilles Hériard Dubreuil : “La modernité est un projet qui se situe dans l’histoire. Ce projet a eu un début, il y a à peu près 400 ans ; il s’est déployé très fortement depuis 200 / 250 ans et, aujourd’hui, il est en train de se terminer.
C’est un projet d’émancipation dans lequel l’homme, progressivement, a voulu se rendre autonome de la nature, des autres, de Dieu… c’est un projet qui a transformé notre monde. Comment prendre conscience de ce phénomène de modernité ?

Les deux visages de la modernité

La modernisation peut se présenter sous un jour familier, confortable, sympathique, comme quand je modernise une vieille maison ou un appartement crasseux, mal isolé, pas bien chauffé, vieillot, dont j’ai hérité, par exemple. Je fais donc faire des travaux, je refais l’électricité, je mets un bon chauffage, j’isole, je retire les vieilles moquettes sales, je ponce le parquet, je refais la salle de bain, j’installe une cuisine équipée et fonctionnelle… des tas de chose qui font que la maison recommence à devenir agréable.
Dans ce cas-là, je me dis que la modernité, c’est bien, c’est confortable.

Si je regarde dans d’autres domaines, dans l’agriculture, par exemple, la modernité – qui est d’ailleurs assez récente puisqu’elle date de la fin de la deuxième guerre mondiale – a emmené à transformer une situation de coopération entre les humains et la nature – tant végétale qu’animale – établie depuis une dizaine de milliers d’années et fonctionnant assez agréablement. J’emploie à dessein ce terme de coopération parce qu’il y a eu des adaptations réciproques entre l’humain et les espèces végétales et animales qui se sont rapprochées.

Soit dit en passant, quand les humains se sont rapprochés des animaux, ça a répandu des maladies qui n’existaient pas jusqu’alors. Et le même phénomène s’est produit quand les humains se sont rapprochés entre eux, au sein des villes. Et cela a créé un contexte nouveau qui a changé le cours de l’humanité.

Avec la modernité, donc, tout d’un coup, cette façon de coopérer avec la nature se transforme. L’homme prend de la distance avec son appartenance à la nature et il se met dans une logique utilitaire. La nature devient un objet d’exploitation pour construire ce fameux confort évoqué plus tôt. L’agriculture devient une agriculture mécanique industrielle. Le sol devient un substrat chimique ; il ne s’agit plus de travailler avec un sol vivant. On va accélérer, rendre beaucoup plus efficace et productif des séquences d’élevage, on va introduire la zootechnie, l’élevage industriel et tout se fait en fonction de cette logique de profit. Avant, il y avait une espèce d’équilibre de vie durable. Tout d’un coup, on met tout le paquet sur l’efficacité et la productivité.

Ce changement, on le voit arriver dans des tas de domaines, dans le domaine de l’énergie, par exemple, ou dans la relation au corps humain ; l’idée même de vie humaine change avec la modernité.

Au début, dans la civilisation judéo-chrétienne, la vie avait un statut à part. La vie humaine était sacrée. Aujourd’hui, on l’évalue. Un embruyon doit satisfaire un certain nombre de critères techniques et sociaux pour être un être humain. La vie d’une personne âgée qui perd progressivement ses moyens doit satisfaire un certain nombre de critères pour être digne d’être vécue. Et ça n’est pas la personne qui parle, mais bien son environnement social…

Pour ou contre la modernité ?

Pour ou contre la modernité ? Difficile de répondre à cette question. Au fond, elle fait partie de notre histoire, cette modernité. Les 400 dernières années ont profondément transformé ce monde. Elles ont apporté des choses dont certaines peuvent être considérées comme favorables et d’autres qui ne sont pas soutenables. Mais on voit bien que si l’on continue comme cela, on va tous dans le mur. Il faut donc bien trouver un chemin d’ex-modernité.

Historiquement, il y a toujours eu des critiques de la modernité, qui ont été immédiatement discréditées. Avec toujours le même genre d’argument : “vous voulez revenir à la bougie”, “vous êtes passéistes, archaïques, réactionnaires, obscurantistes”, “vous rejetez la technique”, “vous ne comprenez pas les progrès accomplis”, “on n’arrête pas le progrès”, “vous avez peur de la technique” et pire, injure suprême, “vous êtes anti-moderne”. Impossible alors de lever la main pour laisser entendre une autre voix.

Je pense que nous sommes aujourd’hui sur une tendance qui se termine. Nous en voyons les effets et nous pouvons nous interroger sur de nouveaux chemins, sans toutefois jeter le bébé avec l’eau du bain.

Par exemple, la technique n’est pas le fait de la modernité. La technique accompagne l’homme comme son ombre depuis que l’homme est homme. C’est même l’un des éléments qui fait l’homme : le fait qu’il mobilise de la technique, en dehors de son corps. Il faut donc sortir de cette situation dans laquelle la technique va se déployer sans que l’on sache très bien ni pour quoi ni comment, ni que ça n’ait aucun sens et que j’ai juste à m’adapter à la technique. C’est le contraire qu’il faut faire : mettre la technique au service de l’humain.

De même qu’il ne s’agit pas de préférer le passé. Il s’agit de reprendre l’orientation de l’avenir.

Un sociologue américain, Langdon Winner, dit qu’il faut faire très attention lorsque l’on propose une nouvelle technologie. De fait, la nouvelle technologie porte avec elle tout un monde de rapports sociaux, de rapports de pouvoir, de formes de distribution des ressources, de monopoles d’information. On devrait être aussi attentif que lorsque l’on nous propose une nouvelle loi. Soyons donc bien attentif quand des progrès sont proposés. Formons-nous, prenons le temps qu’il faut, regardons attentivement pour comprendre à quel monde cela introduit. Parce que ce monde, c’est à nous de le construire, c’est à nous de dire si ça va dans le bon sens ou pas.

Et face à la modernité, nous pouvons nous demander ce que nous allons reprendre et ce que nous allons laisser. C’est certain que les derniers siècles nous ont laissé toute une série d’acquis, en matière de droits de l’homme, par exemple : on a laissé de côté la peine de mort, il y a toute une série d’éléments d’émancipation de la condition féminine qui sont intéressants, qu’il faut reprendre sans pour autant se laisser enfermer dans des projets mortifères.

On voit bien aussi qu’on est sur une fausse route sur la question de la nature. Parce que, finalement, cette relation utilitaire que nous avons construite avec la nature emmène à sa destruction, soit, à terme, à notre propre destruction. Nous avons donc à trouver un nouveau chemin, sortir de la modernité, réengager une relation bienveillante avec la nature.
C’est pour cela que les activités agricoles – mais pas les activités agricoles industrielles, les activités agricoles plutôt paysannes – sont tellement intéressantes comme chemin dans la reconstruction de cette relation.

Pour ou contre la modernité ? J’aurai tendance à dire qu’elle fait partie de mon passé et que je la situe du côté de mon passé et certainement pas du côté de l’avenir. Je pense qu’ayant touché ce gros héritage, je vais faire un travail sérieux pour savoir ce que je laisse de côté et ce que je vais préserver.”

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