Thérapeute, coach et conférencière, Marie-Charlotte Clerf est une spécialiste reconnue du harcèlement scolaire. Depuis plus de 15 ans, elle accompagne enfants, parents et professionnels pour prévenir et désamorcer les situations de violence à l’école. Formée à la méthode de préoccupation partagée (MPP) du centre ReSIS, elle intervient partout en France – et dans le monde – avec une approche à la fois rigoureuse, bienveillante et humaine. Elle raconte ci-dessous l’origine – très personnelle – de son intérêt pour ce sujet et la façon d’y faire face.
Harcèlement scolaire en France aujourd’hui : quel est l’état des lieux ?
Marie‑Charlotte Clerf, thérapeute, coach et conférencière, spécialiste du harcèlement scolaire : “Chaque année, environ un million de jeunes sont concernés par le harcèlement scolaire en tant que victimes . Ce chiffre, qui paraît massif, montre qu’il ne s’agit pas d’un phénomène marginal, mais bien d’un enjeu de société. Et le constat est d’autant plus préoccupant que ce nombre ne diminue pas véritablement.
Quant aux formes prises par le harcèlement, elles évoluent : le cyberharcèlement n’a pas nécessairement multiplié les cas, mais il a accéléré la violence, avec des situations qui vont plus vite et qui font plus mal. Cette accélération rend l’intervention cruciale dans les tous premiers jours, avant que la situation ne dégénère.
Harcèlement scolaire : quelle définition ?
Le harcèlement scolaire, c’est d’abord une relation de violence répétée dans le temps, fondée sur un rapport de force, et dans laquelle la victime ne parvient pas à se défendre efficacement.
Ces trois critères – durée/répétition, rapport de force, incapacité de la cible à se défendre – constituent le cœur de la définition.
Toutes les micro‑violences quotidiennes atteignent les victimes et sont même souvent aussi ou plus douloureuses que l’agression unique ou physique, car elles sont faites par un groupe : un surnom, des moqueries sur l’allure ou la note, une rumeur, une table à la cantine où personne d’autre ne s’assoit…
Ce qui est insupportable pour les cibles, c’est la mise à l’écart. Qu’aucun camarade ne veuille leur parler à la récréation, que personne ne les choisisse pour tel ou tel projet d’équipe… Quand le jeune ne trouve pas sa place au sein du groupe, l’école cesse d’être un lieu de croissance pour devenir un lieu d’angoisse.
Qu’est-ce qui explique la génération du harcèlement scolaire ?
Il est nécessaire de pointer d’abord l’effet collectif : l’école, ce sont des groupes. On ne choisit pas la classe avec laquelle on va passer une année, on vit de multiples situations avec tous. Ce contexte collectif génère des dynamiques que l’individu seul ne maîtrise pas. Quand on est en groupe, on peut faire des choses terribles qu’on ne ferait jamais seul.
Cette pression du groupe fait que chacun craint d’être la prochaine cible ; peut-être sera-t-il lui-même exclu s’il ne suit pas la dynamique ? Ce mécanisme de peur, d’appartenance, d’imitation explique beaucoup de situations de harcèlement – ce que René Girard, anthropologue et philosophe français, expliquait bien dans son livre “Le bouc émissaire“.
Par ailleurs, l’absence d’intervention des adultes ou des proches et la banalisation des remarques est aussi un facteur qui laisse la voie libre au harcèlement à l’école.
Y a-t-il des profils type de harceleurs et de harcelés ?
Je ne crois pas aux profils types, ni chez les victimes, ni chez les auteurs. Il n’y a pas de portrait-robot.
J’ai vu des élèves extravertis être harcelés, comme d’autres très discrets. Des enfants brillants, d’autres en difficulté. Certains sont visiblement « différents », d’autres pas du tout. Ce n’est pas une question de personnalité figée. Ce qui compte, c’est le moment, le contexte, le groupe. Un enfant peut devenir une cible parce qu’il ne rentre pas dans la norme du groupe, parce qu’il est nouveau, ou simplement parce qu’il se tait.
Même chose pour les élèves qui harcèlent : ils sont rarement violents ou « méchants » (individuellement). J’ai rencontré des enfants très bien intégrés, parfois perçus comme des leaders, qui prenaient part à des mécanismes de harcèlement sans même le percevoir comme tel. Ils faisaient « comme les autres » ou cherchaient juste à exister, en réalisant souvent à la longue que la situation leur échappaient complètement.
Je crois profondément que ces dynamiques s’installent à un moment donné, dans un groupe donné. Et c’est là qu’on doit intervenir rapidement. Pas en mettant des étiquettes sur les enfants, mais en comprenant ce qui se joue autour d’eux.
Dernière chose : faire en sorte que la victime ne se sente pas responsable de ce qui lui arrive, parce que le pire, qui finit toujours par arriver si on ne l’arrête pas, c’est quand un enfant commence à croire que s’il souffre, c’est de sa faute.
Pourquoi vous être intéressée au harcèlement scolaire ?
En 2014, une de mes filles a subi un harcèlement scolaire extrêmement grave… et elle a fait une tentative de suicide.
J’ai d’abord fait ce que fait tout parent : appeler l’école pour savoir qui était impliqué, exiger des sanctions, contacter la famille de la “meilleure amie” de ma fille qui lui faisait subir ce sort affreux. J’ai fait exactement tout ce qu’il ne fallait pas faire, avec toute la bonne volonté du monde, mais en isolant ma fille encore davantage. Et la voir se replier, ne plus parler, ne plus aller à l’école… Je savais que si je ne trouvais pas de bonne solution, j’allais la perdre.
Alors j’ai cherché. Jour et nuit. Les meilleurs spécialistes du domaine. Et je suis tombée sur les travaux de Jean‑Pierre Bellon, qui s’occupait à ce moment-là plutôt des harceleurs, et Marie Quartier, qui, elle, se concentrait vraiment sur les victimes. C’est vers elle que je me suis tournée pour aider ma fille. Il se trouve que, depuis, ces deux personnes ont fondé le centre RéSIS et ont créé la méthode de la préoccupation partagée (MPP) !
Aujourd’hui, ma fille va très bien. Et je me suis mise à aider d’autres enfants.
Qu’est-ce que la méthode ReSIS ? Quelles sont ses spécificités ?
La méthode de préoccupation partagée, développée par le centre ReSIS, est pour moi une révolution dans la manière d’aborder le harcèlement scolaire.
Cette méthode ne cherche pas à désigner un coupable, mais à prendre soin de TOUTES les personnes en lien avec cette situation de harcèlement. Que ce soit, évidemment, l’élève concerné par le harcèlement, mais également ses parents, les autres élèves de la classe, etc.
On part du principe que quand un enfant va mal, c’est à l’école d’agir. Et le plus vite possible pour éviter que la situation ne dégénère.
Avec ReSIS, on forme dans chaque établissement une équipe ressource, des adultes volontaires, qui deviennent des repères stables pour les jeunes. On ne convoque pas toute la classe, on ne stigmatise personne. On commence par accueillir la victime, en créant une vraie alliance avec elle. Elle doit sentir qu’un adulte est là pour elle, qu’elle n’est pas seule, qu’on ne va pas la lâcher et ce, le temps qu’il faudra.
Ensuite, on va voir certains élèves, individuellement, ceux qui ont un rôle à jouer, qu’ils soient impliqués ou simplement témoins. Et on leur dit : « Ton camarade va mal. Est-ce que toi aussi tu as remarqué quelque chose ? Qu’est-ce que tu pourrais faire pour que ça se passe mieux pour lui ? »
C’est simple, humain et extrêmement puissant. On ne sanctionne pas, on ne menace pas, on n’humilie personne. On responsabilise. Et les résultats sont là : dans plus de 80 % des cas, les situations se désamorcent en quelques jours. Parce qu’on s’adresse à l’intelligence relationnelle des enfants, à leur sensibilité, à leur envie, souvent cachée, de bien faire.
C’est une méthode qui respecte tout le monde, qui sécurise les victimes et qui donne aux autres la possibilité de réparer. Et ça, ça change tout.”
