Parce que la beauté n’a ni norme ni taille, Claire Châtaigner, créatrice en Haute Mesure, célèbre la pluralité des silhouettes, et fait de la couture sur-mesure un acte d’écoute, d’harmonie et de liberté, à l’opposé des diktats de l’industrie. Une expérience qui pousse à l’acceptation de son physique, tout en douceur.
Un héritage cousu main
Je viens d’une famille où l’on travaille la matière avec respect. Des tanneurs à Millau, depuis le XIXᵉ siècle, une arrière-grand-mère qui faisait des chapeaux et des robes de mariée à Paris, et moi, au milieu de tout ça, qui hérite de cette brûlante envie de créer.
À huit ans, on m’a proposé de fabriquer l’un de mes dessins. L’usine familiale a fabriqué ma toute première création : une petite jupe en cuir qui faisait l’admiration de mes amis ! Mes croquis ont pris vie ; cette émotion était tellement forte et belle que je me suis promise de l’offrir un jour à d’autres. Et me voilà aujourd’hui créatrice en haute mesure !

Le corps comme sujet d’étude
J’ai étudié le droit, puis les sciences politiques ; ma famille n’étant pas prête à ce que je fasse, moi-aussi, de la couture et de la mode mon métier. J’ai même commencé un doctorat en droit médical sur le corps humain.
Pourquoi cet intérêt pour le corps ? Parce qu’enfant, j’étais toute menue, et parfois, de ce fait, discriminée. Cela m’a surprise de constater que notre enveloppe conditionnait notre rapport aux autres alors qu’il me semblait que ce qui comptait vraiment était à l’intérieur.
En parallèle de mes études, j’ai travaillé dans les maisons de couture : comme petite main, commerciale, mannequin. J’ai exploré chaque facette de ce monde. À la fin de mes études de droit, je suis devenue généalogiste successoral ; ce qui ne m’a pas du tout intéressée ! J’ai été licenciée, et neuf mois plus tard – le temps d’une gestation – j’ai fondé ma propre maison de couture.
J’ai eu la chance de rencontrer Madame Carven, qui a accepté d’être la marraine de mon premier défilé, avenue Montaigne. Un moment suspendu !

Couture sur mesure : créer pour toutes les morphologies
J’ai commencé par habiller les femmes en sur-mesure. Ce choix n’est pas anodin : je voulais que chaque femme, quel que soit son corps, ait droit à l’élégance. Le corps est au centre du vêtement, pas l’inverse. J’ai voulu en faire un espace de réconciliation, de liberté, de dignité retrouvée.
Il me semble que le vêtement ne doit jamais contraindre. Il doit célébrer, embrasser ce que nous sommes, pas le dissimuler.
Enseigner la beauté de la diversité des corps
J’ai poursuivi en parallèle une recherche sur le corps humain. J’ai compilé des bibliographies mêlant anthropologie biologique, anatomie, sciences sociales…
Forte de toute cette matière, j’ai écrit un cours sur le corps à 360°, accepté par Esmod Paris, que j’ai enseigné du premier cycle au master. Et j’ai adapté ce contenu pour les écoles primaires, collèges et lycées, cours que j’ai cette fois intitulé : C’est pas moi, c’est l’autre. Mais l’autre, c’est moi. Parce que tout commence là : apprendre à regarder l’autre sans jugement, et soi-même avec tendresse.
Et j’ai creusé ce sujet en collaboration avec le Musée de l’Homme et des experts comme Alain Froment. De cette quête naît un projet fou : créer une bibliothèque numérique de la morphologie humaine mondiale. L’objectif de cette bibliothèque est de valoriser les singularités des corps au lieu de les lisser ; comprendre les variations géographiques (on ne parle plus d’ethnies, aujourd’hui) du corps humain, c’est déjà faire un pas vers l’acceptation des différences.

L’élégance sur mesure, au Bon Marché et ailleurs
Depuis cinq ans, j’ai implanté le service sur-mesure au Bon Marché. J’habille les femmes, de la robe de jour à la robe de mariée.
En grande mesure, tout part d’un croquis. Le modèle n’existe pas encore. Il se crée entre mes mains et le corps que j’ai en face de moi. J’explique souvent la différence : le prêt-à-porter, c’est standardisé. Le demi-mesure, on adapte un modèle existant. En grande mesure, on part de rien. Juste d’un corps, d’un projet, d’une émotion.
Pour moi, le sur-mesure est une voie d’avenir pour la couture, parce qu’il y a moins de gaspillage. Je développe aussi des solutions pour produire du sur-mesure à échelle industrielle : on peut produire moins, mieux, localement, avec sens, sans remplacer la main de l’homme. Le sur-mesure est pour moi une réponse aux excès de la fast fashion.
Par ailleurs, je source mes matières en France : soieries de Saint-Étienne, dentelles du Nord, lainages du Tarn. Nous avons encore des savoir-faire formidables. À nous de les soutenir ! Il me semble d’ailleurs que les maisons de couture ont une mission pédagogique : transmettre, expliquer, éduquer à une autre mode.
Le vêtement comme thérapie silencieuse
Il m’arrive de voir mes clientes se redresser dans un manteau, respirer enfin dans une robe. Une femme m’a dit un jour : Claire, quand je porte ta veste, je gagne tous mes contrats. Ce n’est pas de la magie, c’est juste une rencontre entre le vêtement et l’être.
J’ai vu des hommes se tenir plus droit, des femmes se réconcilier avec leur reflet. Parfois, la couture devient soin. Respecter le corps peut aider à guérir un peu l’âme.
En fait, j’essaye de transmettre une paix que j’ai reçue de ma mère, qui avait un rapport à son propre corps plutôt serein. Le regard qu’on porte sur soi naît souvent du regard reçu dans l’enfance, c’est une forme d’héritage qu’il faut savoir couper parfois. Car un rapport au corps douloureux chez quelqu’un a des impacts sur tout l’entourage.
Juste l’essentiel
Je crois profondément qu’on n’a pas besoin d’une garde-robe débordante pour être bien dans sa peau. Quelques pièces bien choisies, pensées pour soi, à sa mesure, suffisent. Un vêtement juste, c’est celui qu’on a plaisir à enfiler, dans lequel on respire, on marche droit, on se reconnaît. Ce n’est pas la quantité qui compte, mais le lien qu’on tisse avec ce qu’on porte. Se vêtir, c’est se dire au monde. Alors autant le faire avec sincérité et simplicité.
Le vêtement a le pouvoir de révéler, libérer et sublimer la diversité !
Pour aller plus loin sur le sujet, on vous propose de découvrir l’association ré-enchantement, qui recycle les décors de défilés de mode.