De quel numérique l’humanité a-t-elle besoin ?

29 Mai, 2023 | SCIENCES & TECHNOLOGIES

En avril 2023, le Courant pour une écologie humaine a organisé un forum à la Roche-sur-Yon intitulé “De quel numérique l’humanité a-t-elle besoin ?”. Olivier Rey, philosophe et mathématicien, apporte des éléments de réponse.

“C’est là tout le paradoxe d’une technologie d’une sophistication toujours plus extraordinaire, mais qui, par sa sophistication même, nous dépossède de nombre de nos facultés. Le cerveau qui ne s’exerce pas à certaines tâches en perd la faculté. Les machines qui étaient censées être là pour nous aider en viennent à nous déposséder.”

Olivier Rey, philosophe

L’humanité sans numérique

Olivier Rey, philosophe et mathématicien : “De quel numérique l’humanité a-t-elle besoin… En vérité, je ne suis pas sûr du tout que l’humanité ait besoin d’un quelconque numérique ! 

Je suis né dans un monde où le numérique tel qu’on l’entend aujourd’hui n’existait pas. Ce monde était quand même très vivable ; on devrait donc pouvoir s’en sortir sans !

Par ailleurs, depuis que le numérique est au cœur de nos vies, beaucoup de nouvelles difficultés sont apparues. Il y a une quinzaine d’années, dans un petit ouvrage intitulé Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable – un très bon livre ! – René Riesel et Jaime Semprun se moquaient des “mentions élogieuses de la révolution micro-informatique qui produirait des richesses et nous libérerait des tâches routinières. Alors que dans la réalité, l’informatique paupérise tout ce qu’elle touche et étend partout la routine de ses procédures.” 
Je trouve que le constat est tout à fait juste !

Le paradoxe du “temps gagné” grâce au numérique

Comment des dispositifs, initialement destinés à nous faire gagner du temps, peuvent-ils en arriver à nous en faire perdre autant ?

L’une des raisons – la captation de l’attention mise à part – est que le développement des outils numériques entraîne une multiplication de tâches qu’avant leur déploiement, on n’accomplissait pas. 

Un exemple : demander à des personnes de dresser des tableaux Excel pour répertorier des informations – quelles qu’elles soient. Avant l’avènement du numérique, cette mission n’existait pas. Mais parce qu’avec l’informatique, on peut la réaliser en un temps raisonnable, on va se mettre à remplir des tableurs.

Voilà comment on en arrive au paradoxe de ces outils, inventés pour nous faire gagner du temps, et dont on passe finalement l’essentiel de son temps à les utiliser.

Qui dit contrôler le numérique dit obtenir la puissance

Ce paradoxe étant souligné, il est tout de même nécessaire de prendre le monde tel qu’il est. On peut se plaindre de ce monde numérique – je suis le premier à le faire – mais en même temps, c’est dans ce monde là que nous sommes appelés à vivre ; il faut aussi tenir compte de cette réalité. 

Il faut d’autant plus en tenir compte que va avec la technologie en général et le numérique en particulier quelque chose qui a à voir avec la puissance, sans laquelle notre condition est extrêmement précaire.

Pour illustrer ce point, voici une citation qui date de 120 ans. Le contexte : on est au seuil du XX° siècle ; Hwuy-Ung, un lettré chinois qui, pour avoir des idées réformatrices, ne plaisait pas à l’impératrice douairière Cixi ; il avait donc été envoyé en exil en Australie. Hwuy-Ung contemple ce nouveau monde. Et voilà ce qu’il écrit à un ami demeuré en Chine, le 13 mars 1900 : 

“Les merveilles de ce pays (ndlr : l’Australie) et des nations occidentales nous sont, pour la plupart, inconnues et nous paraissent incroyables. […] Vénérable frère aîné, votre esprit supérieur, tout en reconnaissant l’ingéniosité surprenante des nations occidentales, n’en posera pas moins la question : “Toutes ces merveilles rendent les gens plus heureux ?”

Il est difficile de répondre à pareille question. Beaucoup se la posent. Tous sont dans le brouillard du doute. Sur une chose, en revanche, je n’ai aucun doute : grâce aux machines et à la science, les hommes peuvent accomplir dans une vie ce qui, sans elles, en demanderait vingt, de sorte que ce c’est comme s’ils vivaient vingt vies. […]

Mais, mon honorable frère demandera encore : “Un homme est-il plus heureux lorsque ses jours sont multipliés par vingt ? Ne court-il pas au-devant des difficultés, en rendant la vie si compliquée ? Que font les dix-neuf hommes pendant qu’un seul, avec une machine, accomplit leur travail ?” À cela, je répondrai que je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est que le genre humain progresse dans la connaissance et que ceux qui ne suivent pas le rythme des nations les plus avancées se retrouvent victimes de ces nations, comme nous l’avons été. Qu’est-ce que le bonheur ? En tout cas, ce n’est pas le bonheur que d’être soumis à la volonté d’étrangers, et spolié de son territoire. Pour être heureux, il faut être fort, pour être fort, il faut disposer de richesses. Avec des richesses, il est possible de s’armer afin de se défendre et d’être respecté. C’est pourquoi nous devons recourir aux moyens occidentaux, aux machines et à la science, qui produisent les richesses et donnent du pouvoir.”

Dans ce texte écrit en 1900, on a donc l’explication de ce qui se passe aujourd’hui.

Tenants et aboutissants de la guerre de l’opium

Un peu d’histoire pour mieux comprendre le point de vue de Hwuy-Ung : les Chinois vivaient sereinement dans leur pays jusqu’au début de XIX° siècle. À ce moment-là arrivent les Occidentaux qui commencent à vouloir imposer leur loi.

En 1839 est déclenchée la première guerre de l’opium. Les Britanniques avaient alors une balance commerciale déséquilibrée avec la Chine : ils achetaient de la porcelaine et n’avaient rien à vendre en échange. Or, comme les Britanniques dominaient les Indes et qu’aux Indes, on produisait du pavot, ils se sont décidés à vendre de l’opium en Chine.

Évidemment, l’empereur de Chine n’avait pas particulièrement envie de contaminer sa population par l’opium. Il a donc refusé de mettre cette dernière en vente libre. Les Britanniques (avec quelques contingents français) ont alors fait la guerre à la Chine pour l’obliger à accepter la vente libre de l’opium sur son territoire…

Période traumatisante pour les Chinois. D’ailleurs, pour eux, la période entre la première guerre de l’opium et la fin de la seconde guerre mondiale se nomme “le siècle de l’humiliation”. Une période qu’ils n’ont évidemment plus envie de revivre. Or, il se trouve que depuis deux siècles maintenant, la technologie est devenue la dispensatrice majeure de la puissance.

Technique ou technologie ?

Je fais une différence entre technique et technologie ; pour moi, la technique est aussi vieille que l’humanité, même si l’on voit bien qu’entre des silex taillés et des centrales nucléaires, il y a quand même quelque chose qui s’est passé.

Les techniques sont des savoir-faire à la mesure des personnes qui les mettent en œuvre et qui se les transmettent de génération en génération avec de menues améliorations.

Alors que sous le terme “technologie” sont rassemblées des techniques qui auraient été inimaginables sans les sciences mathématiques de la nature qui ont commencé à se développer en Europe à partir du XVII° siècle et qui ont véritablement commencé à modifier le monde au XIX° siècle, au moment de l’invention de la machine à vapeur.

Le numérique est une sorte de “pointe avancée” de cette technologie et cela rend notre situation difficile : si nous sommes dominés technologiquement, notre situation devient épouvantable ; mais d’un autre côté, si nous nous livrons complètement à cette course technologique, nous risquons d’être détruits de l’intérieur, en rongeant notre propre substance !

Dangers du numérique 

On voit très bien les dangers d’une symbiose de plus en plus poussée avec le numérique :

  1. On en arrive à ne plus savoir penser en dehors de l’assistance numérique ; de ce fait, on se rend dépendant du système global à un degré qui n’avait jamais été atteint auparavant dans l’histoire.
  2. La technologie risque d’évidée les êtres qu’elle était censée servir.

Les hommes et les femmes que je vois dans les lieux publics marchent comme des paniers vides. Ils semblent des noix creuses, ou des courants d’air. […] Tout se passe comme si l’on avait mis ses idées à la banque, retiré des bijoux aussitôt enfermés dans des coffres à serrures compliquées. Cette humanité ne se défend plus contre l’oubli puisque, ce qu’elle aurait pu oublier, elle en a simplement fait dépôt. Nous ne sommes plus ces trouvères qui portaient en eux tous les chants passés, à quoi bon, depuis que l’on inventa les bibliothèques ? Et cela n’est rien : l’écriture, l’imprimerie n’étaient encore qu’inventions enfantines auprès des mémoires modernes, des machines qui mettent la pensée sur un fil ou le chant, et les calculs. On n’a plus besoin de se souvenir du moment que les machines le font pour nous : comme ces ascenseurs où dix voyageurs appuient au hasard des boutons, pour commander désordonnément l’arrêt d’étages divers, et l’intelligence construite rétablit l’ordre des mouvements à exécuter, ne se trompe jamais. Ici l’erreur est impensable et donc repos nous est donné de cette complication du souvenir. Ici le progrès réside moins dans l’habileté du robot, que dans la démission de celui qui s’en sert. J’ai enfin acquis le droit à l’oubli. Mais ce progrès qui me prive d’une fonction peu à peu m’amène à en perdre l’organe. Plus l’ingéniosité de l’homme sera grande, plus l’homme sera démuni des outils physiologiques de l’ingéniosité. Ses esclaves de fer et de fil atteindront une perfection que l’homme de chair n’a jamais connue, tandis que celui-ci progressivement retournera vers l’amibe. Il va s’oublier.

Louis Aragon, Blanche ou l’oubli, Gallimard, 1967

C’est là tout le paradoxe d’une technologie d’une sophistication toujours plus extraordinaire, mais qui, par sa sophistication même, nous dépossède de nombre de nos facultés. Le cerveau qui ne s’exerce pas à certaines tâches en perd la faculté.
Les machines qui étaient censées être là pour nous aider en viennent à nous déposséder. 

Béat devant la technologie numérique : oui, mais…

On voit bien que notre trajectoire vers le tout-numérique, l’intelligence artificielle et la réalité augmentée ne peut pas durer bien longtemps, pour des raisons tant physiques qu’intellectuelles.

De fait, au rythme où vont les choses, les générations suivantes ne seront plus capables de maintenir cette gigantesque machine mise en place par des personnes ayant grandi en dehors d’elle. Or, à partir du moment où la machine se met en place, elle finit par entraver le renouvellement du “capital humain” qui serait nécessaire à la poursuite du mouvement. 

Une anecdote à ce sujet. À la fin d’une conférence, nous avons eu un heurt avec le défunt Michel Serres. Il s’émerveillait de la technologie, citant notamment cet exemple : “Auparavant, quand me revenait en tête un vers de l’Énéide, il me fallait au bas mot une journée à compulser ce récit pour avoir une chance de le resituer. Aujourd’hui, il me suffit de taper quelques mots dans Google et j’ai immédiatement la réponse !”

J’avais alors rétorqué à Michel Serres que ça n’était pas sur Google qu’il avait pris goût à l’Énéide. Lui qui avait grandi en dehors de ce monde-là, avait fait ses humanités et connaissait l’oeuvre. Et c’est grâce à cela qu’il pouvait utiliser l’informatique pour faire ses recherches. Mais quelqu’un qui a grandi dans l’époque actuelle, avec Snapchat et Tiktok, n’ira jamais chercher un vers de l’Énéide ! Il ne sait même pas que l’Énéide existe…

Enrichies par leur bagage éducatif qui leur permettait de faire un certain usage de ces nouveaux outils, certaines générations n’ont pas toujours eu conscience que les jeunes d’aujourd’hui n’auront pas la possibilité d’en faire le même emploi. Cela fait penser aux écoles de la Silicon Valley où les cadres envoient leurs enfants : ce sont des lieux où il n’y a pas d’écran et où tous les moyens techniques numériques sont interdits ; ces parents sont très conscients des effets néfastes produits par le numérique.

numérique, casque, réalité virtuelle

Le numérique : gavage au tititainement ?

Ce qui pourrait se dessiner, si des retournements ne se produisent pas, c’est le durcissement d’un clivage entre une petite caste de maîtres et ceux que Nietzsche, au XIX siècle, appelait les “beaucoup trop nombreux”. 

Comment contrôler les masses ? Au cours des années 1990, les grands de ce monde ont conjecturé qu’avec les progrès de l’automatisation, une grande partie de l’humanité allait devenir superfétatoire. Comment faire en sorte que cette immense population surnuméraire demeure – à peu près – tranquille ?

Réponse : en l’abêtissant et en l’abreuvant à jets continus de divertissements destinés à produire le même effet sur ses destinataires que le téton ou la tétine que l’on met dans la bouche d’un bébé pour le contenter et l’apaiser. 

Voilà ce que le diplomate et politologue américain Zbigniew Brzeziński, qui a été conseiller de plusieurs présidents des États-Unis, a appelé le tititainement – un néologisme inventé par ses soins, titi voulant dire néné en anglais et entertainement, divertissement. Ce mot-valise parle donc du divertissement qui doit jouer exactement le rôle – pour ceux qui y sont soumis – de la tétine dans la bouche du bébé. 

Les réseaux sociaux, le smartphone, Netflix, Amazon Prime, la 5G sont arrivés ; ils permettent à ce rêve de Brzeziński de se concrétiser. Finalement, ce qui nous est proposé est toute une vie au sein, en remplaçant les tétons par les connexions !

Avec le métavers, la réalité deviendra le privilège d’une petite caste pendant que “les beaucoup trop nombreux” seront calmés en ayant un casque sur les oreilles et des lunettes à réalité virtuelle devant les yeux.

S’agripper à la réalité

Il faut le dire : notre situation aujourd’hui est difficile parce que la technologie est encore et toujours la plus grande dispensatrice de la puissance. Or, sans puissance, on se retrouve écrasé par les détenteurs de la puissance.

Voilà pourquoi, même si l’on a des réticences – ou plus que cela – vis-à-vis du numérique, on ne peut pas simplement l’écarter d’un revers de main. Mais on peut être conscient que c’est quelque chose qui risque de nous dévorer de l’intérieur.

Nous sommes donc poussés à une forme d’héroïsme qui nous oblige à chevaucher le dragon, étant entendu que nos chances de succès dans cette entreprise résident dans le fait de n’être pas complètement dépendants de lui.

C’est là que l’on retombe sur l’importance de faire grandir les enfants à l’écart – autant que faire se peut – du numérique. Ce sera sans doute grâce à cela qu’ils pourront ensuite avoir un usage raisonné, raisonnable et intéressant du numérique, au lieu d’être ruinés par lui.


Pour poursuivre la réflexion : Comment réguler notre usage du numérique ? Tugdual Derville

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