Économie globalisée versus économie bienveillante ?

28 Avr, 2021 | ECONOMIE, NATURE & ENVIRONNEMENT, TERRITOIRES VIVANTS

Dans le cadre du forum Territoires Vivants 2021, dont le fil rouge était l’Eure-et-Loir, Solweig Dop, déléguée générale du Courant pour une écologie humaine (CEH), a interviewé Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du CEH et Vincent Bouteleux, Directeur en charge de la Relation Adhérent et des Développements chez Cerfrance Alliance Centre.

Solweig Dop : “Économie globalisée et économie bienveillante : est-ce compatible ? Nous allons réfléchir ensemble à cela avec nos deux intervenants.

Vincent Bouteleux, vous avez travaillé 18 ans dans la banque et puis, il y a 8 ans, vous avez quitté ce secteur pour rejoindre le comité de direction de CerFrance, un réseau associatif de conseil et d’expertise comptable en France. Il se trouve que vous, vous êtes en Eure-et-Loire (et ce, depuis 17 ans). Vous y animez la relation adhérents et le développement, vous êtes donc en charge du marketing, de la communication, de la direction commerciale et des RH.

Vous êtes également membre des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC), vice-président des champs du possible, un espace de start-ups à Châteaudun dédié exclusivement au monde agricole, et vous êtes 1er adjoint au maire de la commune de Luisant et conseiller communautaire de Chartres métropole.

Quant à toi, Pierre-Yves Gomez, tu es économiste, professeur de stratégie à l’école de management de Lyon (EM Lyon). Tu es également directeur de l’institut français de gouvernement des entreprises (IFGE). Tes activités de recherche portent essentiellement sur la gouvernance d’entreprise et l’impact du travail sur notre société. Tu as écrit une vingtaine d’ouvrages sur ces sujets. Tu es également membre du conseil d’administration de nombreuses entreprises et chroniqueur au journal Le Monde depuis 10 ans. Cette présentation est loin d’être exhaustive, mais il faut bien conclure. Il est donc temps de mentionner que tu es l’un des trois co-initiateurs du Courant pour une écologie humaine.

Ce qui vous réunit tous les deux ce soir est donc ce vaste sujet de l’économie, qui peut servir – ou desservir, parfois – la vitalité d’un territoire, qui aide à le structurer et à générer – dans le meilleur des cas – des solidarités. Si on retourne aux basiques, on peut dire que le but ultime de l’économie, c’est l’humain. Lui permettre de bien vivre, de s’épanouir sur un territoire. Le hic, c’est qu’aujourd’hui, quand on parle « économie », on sait que l’on va plonger dans un univers complexe, mondialisé, concurrentiel qui nécessite de s’adapter en permanence, de mettre en place des stratégies, d’être « habile », presque liquide, pour réussir à tirer son épingle du jeu et survivre. On en vient donc à une question très simple : qu’est-ce que c’est que l’inscription locale d’une économie ? Est-ce que ça peut se produire dans le monde dans lequel on vit ? Faut-il nécessairement qu’un territoire fabrique mieux ce que les autres fabriquent moins bien, quitte à ne plus fabriquer ce qui lui est nécessaire ?

Pierre-Yves Gomez : “Peut-on imaginer une économie complète dans un territoire ?
La réponse est non parce qu’il se trouve que l’économie, telle qu’on l’entend aujourd’hui, est née justement sur le principe que si on échange entre territoires, entre nations, non seulement on crée plus de richesse mais on pacifie le monde.

Je commence par cette idée forte qui, dès le XVIIIème siècle, est à l’origine de la façon que l’on a de penser l’économie. Depuis trois siècles, donc, l’économie est une façon de produire mieux et une façon de pacifier les relations entre groupes humains. Pourquoi ? Voici deux théories, très simples.

La première date de la fin du XVIIIe siècle. Un grand économiste, Adam Smith, explique cette théorie des avantages absolus en donnant un exemple : si le Portugal produit du vin et l’Angleterre de la laine, il vaut mieux que toutes les forces de l’Angleterre soient portées sur la laine et que toutes celles du Portugal se mettent sur le vin. C’est préférable au fait que les Portuguais s’essaient à une petite production de laine et que les Anglais produisent également un peu de vin de qualité médiocre. Si chacun fait bien ce sur quoi il a l’avantage – ce qu’on appelle un avantage absolu – alors il va y avoir un échange entre les pays : un commerce se créé.

Faire commerce, c’est entrer en relation d’amitiés du fait de cet échange de biens entre des territoires qui pouvaient être opposés.

50 ans plus tard, un autre économiste nommé Ricardo, explique que c’est plus compliqué que cela. Même si les Anglais produisaient du vin de meilleure qualité que les Portugais, si leur production de laine est bien meilleure que celle des Portugais, il est toujours préférable qu’ils se spécialisent dans la laine et qu’ils laissent les Portugais, même si leur vin est légèrement moins bon que le vin anglais, se spécialiser dans le vin. C’est ce que l’on appelle la théorie des avantages comparatifs.


Ces deux théories sont au cœur de tout ce que l’on a fait sur trois siècles. Si l’on divise le travail au niveau international, alors on crée plus de richesse puisque l’on produit mieux au bon endroit.
Et ensuite, on s’oblige à échanger.

Je rappelle cela parce que l’on va aussi parler des méfaits et des limites de la mondialisation. Mais initialement, la mondialisation était pensée comme un progrès pour l’humanité – un progrès d’humanisation, même. Si je dépends de l’autre pour une partie de ce dont j’ai besoin, cette dépendance m’oblige moi-même à produire pour lui et donc par l’échange, à créer un monde plus harmonieux. Voilà l’idéal initial de l’économiste. Cet idéal, vous l’avez encore aujourd’hui à l’OMC ou dans les grandes institutions de commerce dites libérales : il n’y a de paix mondiale que s’il y a une répartition de la production dans différents territoires. Ce qui, pour revenir à ta question, implique qu’un territoire ne puisse pas produire tout ce dont il a besoin, mais, au contraire, qu’il se mette en dépendance vis-à-vis d’autres territoires.”

Vincent Bouteleux : “Prenons l’exemple des barres de céréales, c’est un sujet intéressant et révélateur de notre territoire. En Eure-et-Loir sont produits un certain nombre de céréales. C’est d’ailleurs l’une de ses forces, ces céréales qui poussent très bien et que le monde agricole exporte.
Quel est aujourd’hui le circuit des céréales produites en Eure-et-Loir ? 50 % partent sur des camions vers Rouen. De là, elles sont exportées et transformées, aux États-Unis ou ailleurs, et elles nous reviennent sous la forme de barres de céréales, par bateau ou avion. Ces voyages ont finalement généré un certain nombre de chiffres d’affaires, de valeur ajoutée, à l’étranger plutôt que sur notre territoire.

C’est un sujet qui me tient à cœur parce que je me souviens qu’il y a une quinzaine d’années, c’était des discussions que j’avais avec le président de la chambre d’agriculture ou avec des exploitants agricoles. Nous nous disions quel dommage que nous n’ayons pas créé une entreprise qui, en pleine Beauce, transforme ces céréales en barres de céréales ou autres.

C’est un exemple intéressant parce que, finalement, nos exploitants agricoles se contentent du chiffre d’affaires de la production de la matière première – les céréales – mais la marge économique liée à la valeur ajoutée du reste de la chaîne – transformation, distribution… – ce sont d’autres acteurs qui en bénéficient.

Heureusement, les agriculteurs reprennent en main leur métier. Ils reprennent la transformation de leur produit. On peut voir dorénavant des agriculteurs qui produisent de l’orge, qui en font de la bière et qui la vendent. Ainsi, ils ont la marge sur la production, la transformation en brasserie et sur la distribution parce qu’il y a un magasin à la ferme.

Autre exemple : les amandes, en France, sont importées à 95 %, notamment des États-Unis. Or, la région du Pithiverais est à une heure de la Beauce et produit un gâteau fameux : le pithiviers, à base d’amandes. Et voilà que 10 exploitants agricoles ont chacun planté des amandiers qu’ils vont vendre à l’industrie locale qui produit des gâteaux ou de la cosmétique. Ils ont d’ailleurs créé une association de l’amande Beauceronne.

Je crois d’ailleurs qu’il faut tordre le coup à l’idée que, parce que c’est local, c’est plus cher. Voilà comment on peut recréer de la richesse localement, en puisant sur la force d’un territoire. Et sans vouloir tout faire, pour rejoindre le propos de Pierre-Yves. Ne cherchons pas à faire des fromages en Eure-et-Loir, il y a ce qu’il faut dans les autres régions françaises ! Ça ne sert à rien de se concurrencer.”

S. D. : Cela veut-il dire que tout ce phénomène de relocalisation est une mauvaise chose ? Je vous entends dire que le commerce est très important pour s’enrichir et générer des relations apaisées entre territoires. Mais en parallèle, on voit que c’est important de regagner en autonomie et de relocaliser les productions (je pense notamment aux masques et aux vaccins, en ce temps de pandémie). Quelle est votre vision sur ce sujet ?

P-Y. G. : “Je reprends sur l’avantage concurrentiel. En effet, celui-ci oblige et conduit à la spécialisation des territoires. Par exemple, si la Beauce est devenue la Beauce dans les années 50, c’est parce qu’en se spécialisant dans les céréales, elle a fait tomber le prix des céréales, puis a produit en masse et est ainsi devenue l’une des grandes régions céréalières du monde. Et c’est parce que la Beauce s’est spécialisée qu’elle a pu devenir cette région riche, ce qui lui a permis d’acheter d’autres choses, dont tout ce qu’elle ne produisait pas. Il y a d’ailleurs de très bons ouvrages qui expliquent cette évolution, d’une certaine pauvreté de la Beauce à une aisance, voire à une richesse de la région, du fait de la spécialisation. Je pars donc de ce principe pour éviter d’opposer ces deux notions : une “mauvaise globalisation” à une “bonne relocalisation”. C’est plus compliqué que cela.

La spécialisation participe au bien commun : le fait de se spécialiser fait baisser les prix. Par exemple, les fameuses barres céréalières, chères à Vincent, ne sont possibles que parce qu’il y a une spécialisation de certaines régions. À tord ou à raison, on est entré dans cette logique, mais, de cette logique, on en profite : elle permet d’augmenter le niveau de vie général. C’est vrai, donc, que cet argument de la théorie libérale n’est pas totalement réfutable.

Reste que, lorsque je vous disais que le commerce était supposé apporter la paix, il ne vous a pas échappé qu’on a assisté à deux guerres mondiales, durant le XX° siècle, grande période de commerce international. Ca n’apporte donc pas que la paix, ça attise également les convoitises.

Apportons quelques nuances.

Première nuance. Certains pays ont fait remarquer à juste titre que dans la Division Internationale du Travail, il y a des gagnants et des perdants. Par exemple, si vous ne faites qu’exporter du cuivre, comme l’a fait le Chili pendant longtemps, vous êtes totalement dépendant de ceux qui produisent le cuivre.
Donc, l’idée très noble des économistes libéraux du XVIII° siècle : “on va répartir la production à l’échelle du monde au lieu de la répartir au niveau des villages, pour créer des flux entre tous”, a longtemps été critiquée et amendée par le fait que des pays en profitent beaucoup – les pays colonisateurs, notamment – et des pays qui en profitent moins – les pays colonisés dont on récupère les matières premières.

Deuxième nuance. Dans les années 1970, un nouveau phénomène est apparu : les entreprises sont devenues transnationales. Jusque-là, il y avait des grosses entreprises nationales, ainsi lorsqu’il y avait des divisions internationales du travail, la nation se spécialisait et avait donc ses entreprises correspondant à chacune de ces spécialisations. Mais à partir des années 70, les entreprises sont devenues transnationales : elles travaillent donc dans le monde entier et c’est elles qui organisent la chaîne de valeur internationale.
À titre d’exemple, Renault fabrique à peine 10% des composants de ses voitures mais les achète dans différents pays et territoires. Et c’est donc aujourd’hui “l’entreprise-monde” qui rassemble et crée la logique entre les territoires.
Ce ne sont donc plus des territoires politiques qui décident de se spécialiser dans le blé, les farines ou encore le tourisme, au niveau de la nation, mais ce sont des entreprises qui vont distribuer la production en fonction de ses intérêts. La décision politique de se spécialiser n’a plus été le fait des politiques mais des dirigeants d’entreprise, gérants de la chaîne de valeur internationale, qui décident, par exemple, de fermer une usine en France, en Franche-Comté, et d’en ouvrir une au Mexique à la place.
De fait, le patron d’une grande entreprise nationale française me disait un jour “Je viens de fermer une usine en Franche-Comté entraînant un licenciement de 300 personnes, les journaux, tout le monde me le reproche. Mais cette année-là j’ai créé 6000 emplois au Mexique. Au total, il y a eu 5300 créations d’emplois”… du point de vue du territoire franc-comtois, c’est un désastre, mais du point de vue de l’entreprise, c’est un succès.

Dès lors, les territoires ont perdu toute capacité de résistance. Avec le temps, l’espace de l’entreprise et celui du territoire se sont ainsi disjoints. Les marchés imposent des prix mais aussi des trajectoires de territoires. On a donc pris conscience à partir des années 2000, du fait qu’il n’y avait pas seulement des traits positifs à la division du travail – paix mondiale, échange à moindre prix… On rend aussi les territoires dépendants de logiques qui échappent complètement aux politiques. Et donc, les habitants du territoire ont le sentiment d’être totalement abandonnés et d’avoir perdu la possibilité de reprendre la main.

Ce désir de relocalisation n’est donc pas une sorte de désir nostalgique mais plutôt un désir politique de liberté, là où des acteurs du territoire se demandent jusqu’où on peut laisser son territoire totalement sous la conduite d’intérêts qui leur échappent complètement.

D’autres critiques ont été faites au sujet de la globalisation : le coût social, lorsqu’une entreprise transnationale décide de répartir sa production d’un des territoires, en fermant une usine ici et en l’ouvrant à un autre endroit, dans ce cas ce n’est pas l’entreprise qui subit le coût social mais le territoire. Une injustice se crée : ceux qui décident ne sont pas ceux qui paient. Le territoire doit alors vivre avec ses 300 salariés renvoyés en Franche-Comté, ce qui nécessite de trouver des solutions et de nouveaux emplois.

Le deuxième point concerne les conséquences environnementales. Le fait que les chaînes de valeurs se soient tellement étendues a des conséquences : le coût du transport, le fait de prendre des ressources là où elles sont le plus faciles à récupérer, sans tenir compte des conséquences sur l’environnement, etc.

Toujours dans les années 2000, on a pris conscience de l’irréversibilité des délocalisations. L’exemple des masques est une bonne illustration. On avait des productions de masques en Bretagne, mais sous l’effet de toute la théorie libérale classique de l’échange international, on a dit que cela serait mieux – pour des raisons de coûts et parce que, somme toute, nous n’en avions pas tellement besoin en France – que les Chinois s’en chargent dorénavant. On les leur rachèterait à moindre coût. Sauf que lorsqu’on est en situation de danger politique, comme lors d’une pandémie, on se retrouve totalement dépendants d‘une puissance étrangère, au moment où l’on en a besoin.
On s’est alors rendu compte qu’il y avait eu un abandon des politiques territoriales qui remettaient en cause jusqu’à l’intégrité nationale.”

V. B. : “Oui, en effet, le pouvoir politique n’est pas aujourd’hui celui qui peut décider. Chaque fois que l’on entend parler d’entreprise qui quitte un territoire, ferme une usine, on entend les maires annoncer qu’ils vont réussir à négocier et à conserver les emplois. Ca n’arrive jamais, bien sûr.

Alors, prenons d’autres armes ! Sans doute l’industrie a-t-elle quitté notre pays depuis une vingtaine d’années, mais je pense que c’est aux acteurs économiques locaux de reprendre ce destin en main.

En effet, quand un exploitant agricole qui, jusque-là, ne faisait que de la production blé-orge, décide de se diversifier, de créer un magasin à la ferme, ça change la donne. Sachant qu’une exploitation agricole en Eure-et-Loir représente un à deux emplois, dès l’instant où l’exploitation vend un produit à la ferme, c’est tout de suite trois ou quatre emplois de plus. Et cela génère une chaîne inclusive : un transporteur, un cabinet comptable à proximité… tout cela recrée de l’économie locale.”

 

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