Faut-il faire tomber l’interdit de donner la mort ? – Faroudja Hocini et Bruno Dallaporta

20 Oct, 2025 | DROIT & JUSTICE, MÉDECINE

Deux soignants-philosophes alertent au sujet de l’euthanasie et de “l’aide à mourir” : et si, derrière le discours de la liberté, se jouait une rupture morale et symbolique profonde ? Dans Tuer les gens, tuer la terre : l’euthanasie et son angle mort, Faroudja Hocini et Bruno Dallaporta défendent une autre voie : celle du soin, de la responsabilité et du lien.

Faroudja Hocini est psychiatre, psychanalyste, philosophe. Elle travaille en binôme avec Bruno Dallaporta, médecin néphrologue spécialisé dans la dialyse, la greffe et l’éthique médicale. Ensemble, ils ont écrit un ouvrage à la croisée du soin, de la philosophie et de la politique : Tuer les gens, tuer la terre : l’euthanasie et son angle mort qui appelle à un sursaut de conscience face à une société en train de perdre ses repères symboliques.

Une époque en perte de boussole

On est dans une métaphysique de la pagaille.

Pour Faroudja Hocini et Bruno Dallaporta, notre époque est marquée par une destructivité généralisée : crise écologique, effondrement démocratique, précarité économique. Tout s’entrechoque. Les anciennes normes vacillent, les nouvelles ne sont pas encore nommées. Il y a urgence à retrouver du sens, à inventer un récit commun qui ne soit pas uniquement déploratif, mais profondément imaginatif.

Euthanasie : un progrès ou une dérive anthropologique ?

Est-ce le sens de l’histoire ou une dérégulation de notre humanité ?

En vingt ans, une douzaine de pays ont légalisé l’euthanasie ou le suicide assisté. Ce que Faroudja et Bruno interrogent, c’est le glissement des repères fondamentaux. Tant pour les soignants, les médias que pour le grand public, les confusions sont nombreuses.

Bruno Dallaporta rappelle donc des distinctions fondamentales : cinq situations médicales en lien avec la mort, qui forment un crescendo de gravité morale :

  1. Abstention de traitement
  2. Administration d’antalgiques avec risque de raccourcir la vie
  3. Arrêt ou limitation des traitements
  4. Suicide assisté
  5. Euthanasie

Les trois premières relèvent du soin : la mort survient du fait de la maladie qui poursuit son cours, et l’intervention médicale a pour intention le soulagement. Les deux dernières, en revanche, impliquent une action humaine directe provoquant la mort d’un autre humain. Et cela change tout. Ce n’est plus la maladie qui tue, c’est l’homme.

La confusion des débats publics

Les Français réclament ce qui existe déjà.

Les débats sur la fin de vie sont souvent truffés de confusions. Beaucoup pensent réclamer un droit alors qu’il  est en fait déjà garanti par la loi Leonetti de 2005. Cette loi, très complète, permet déjà l’abstention de traitements, l’administration de sédatifs puissants, ou l’arrêt de traitements inutiles ou disproportionnés. Mais elle est mal connue, peu appliquée et rarement enseignée aux soignants.

Plutôt que d’inventer de nouvelles lois, Faroudja Hocini et Bruno Dallaporta appellent à former correctement les médecins, à diffuser les bonnes pratiques sur tout le territoire et à renforcer l’accompagnement des patients. Le vrai progrès, pour eux, ce n’est pas d’autoriser à tuer, mais d’apprendre à lutter contre l’acharnement thérapeutique, à soulager, écouter, accompagner.

La morale contre l’éthique individualiste

L’éthique est devenue une machine de guerre contre la morale.

Face à la prolifération des éthiques individualistes, ils rappellent le rôle fondamental de la morale universelle : celle qui protège les plus vulnérables, en tout lieu, en tout temps. L’idée n’est pas religieuse, mais philosophique et politique : toute société a besoin de lois symboliques communes pour rester habitable.

L’euthanasie, selon eux, met en péril cette loi symbolique fondamentale : l’interdit de donner la mort. Une fois que ce principe est transgressé, que reste-t-il pour protéger les plus fragiles demain ? Quel monde allons-nous transmettre ?

Directives anticipées : l’illusion du contrôle

L’anticipation de sa propre mort est une fiction.

Faroudja Hocini et Bruno Dallaporta remettent en question l’efficacité des directives anticipées. Pour eux, c’est une fausse bonne idée, car notre esprit change avec la situation. Ce que l’on croit vouloir en bonne santé ne correspond souvent pas à ce que l’on ressent en situation réelle.

Ils racontent l’histoire saisissante d’une femme atteinte d’Alzheimer, euthanasiée aux Pays-Bas malgré sa résistance au moment de l’injection, sur la base de directives écrites des années auparavant. Cette “Koffee euthanasie” est pour eux l’illustration glaçante de la violence symbolique que peut produire une société qui veut tout maîtriser – y compris le moment exact de la mort.

La bombe à retardement du grand âge

Le grand âge est devenu une contre-valeur coûteuse.

Bruno Dallaporta alerte : nous vivons un bouleversement inédit. D’ici 2030, 2,5 millions de personnes auront plus de 85 ans. En 2050, 4,8 millions. Notre système de santé, nos finances publiques, notre organisation sociale ne sont pas prêtes à absorber ce choc.

Dans une société où la performance, la rentabilité et la rapidité sont des normes, les personnes âgées deviennent des contre-valeurs. Elles consomment sans produire et coûtent cher. L’euthanasie, dans ce contexte, peut devenir une tentation dangereuse de régulation économique, même si elle se cache derrière des arguments de dignité ou de liberté.

La liberté ne suffit pas : place à la responsabilité

Ce qu’il nous faut, ce n’est pas le droit de mourir, c’est le droit de vivre estimé jusqu’au bout.

Faroudja et Bruno dénoncent une liberté vidée de sens, une liberté court-termiste, qui oublie les liens, les rituels, les générations futures. Le soin, pour eux, c’est l’ouverture à l’autre, la responsabilité envers la vulnérabilité. C’est aussi l’espérance : non pas d’une guérison miraculeuse, mais d’un accompagnement, d’un changement intérieur, d’un possible imprévu.

Ils refusent une société qui banalise la mort, qui la rend technique, efficace, maîtrisée. La fin de vie doit rester une expérience humaine, collective, ritualisée, socialisée de manière laïque. Car la mort fait partie du vivant.

Riposte poétique : une réponse à la crise de civilisation

Les valeurs du soin sont les valeurs de demain.

C’est dans cet esprit qu’ils ont fondé la Riposte poétique, pour un nouveau vivre-ensemble, basé non sur la concurrence mais sur la connivence, non sur la performance mais sur le prendre soin, des autres, humains et non humains, et de notre monde commun présent et à venir.

Poétique, ici, ne veut pas dire lyrique. En grec, Poièsis signifie produire, créer. Face au vide symbolique contemporain, il faut inventer du nouveau, penser une société écologique des liens, où les humains, les autres vivants et les générations futures soient liés par un même fil d’attention et de responsabilité.

Conclusion : une loi symbolique à ne pas détruire

L’interdit de donner la mort est un pilier de l’humanité.

Faroudja Hocini et Bruno Dallaporta ne cherchent pas à culpabiliser, ni à imposer une doctrine. Leur démarche est philosophique, clinique, citoyenne. Ils veulent alerter : au nom de la liberté individuelle, nous risquons de détruire ce qui nous relie les uns aux autres.

Le débat sur l’euthanasie ne doit pas être tranché à la légère, sous l’effet de la confusion ou de l’émotion. Il engage notre humanité commune, aujourd’hui et pour demain.

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