Le capitalisme entre deux mondes – Pierre-Yves Gomez

19 Sep, 2023 | ECONOMIE

Entre « financiarisation » et « sociétalisation » : espérances et pathologies du capitalisme contemporain. Par Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine.

Si, selon le philosophe et homme politique italien Antonio Gramsci (1891-1937), une crise organique consiste dans le fait que « le vieux monde meurt et le nouveau monde ne peut pas encore naître », alors le capitalisme traverse bel et bien depuis le début des années 2010 une nouvelle crise organique. Elle se ressent par une fermentation confuse, où l’on saisit qu’un ordre ancien ne fonctionne plus, sans qu’un ordre neuf ne l’ait clairement remplacé.

Pierre-Yves Gomez

Financiarisation

L’ancien monde, c’est celui de la financiarisation qui avait débuté dans les années 1970 et connu son apogée à la fin des années 1990. La « finance » s’était alors auto-instituée comme une partie prenante orientant la dynamique économique mais aussi la pertinence des choix politiques. La financiarisation était présentée comme l’avenir radieux d’un monde global, spéculatif et hyperconsommateur. En trente années, aucun espace privé ou public ne lui a échappé et, si elle était largement critiquée, on ne voyait pas quel grand récit alternatif lui opposer. D’où sa puissance.

Elle s’épuisait pourtant intérieurement, et le krach brutal de 2008 a laissé apparaître ses dangereuses contradictions : la course au profit conduisait à un court-termisme mortifère pour l’économie ; l’accélération spéculative de la production et de la consommation siphonnait les ressources physiques et naturelles, mais aussi les ressources humaines par un travail intensifié et vidé de sens ; le complexe appareil comptable et normatif qu’elle avait engendré masquait plus de problèmes réels qu’il n’en identifiait. Ce sont donc les contradictions internes, et non un accident ou la survenue d’une contre-proposition exogène, qui menacèrent d’explosion en 2008 un système finalement maintenu sous assistance massive et continue des États et des Banques centrales.

Dépérissement et gestation

N’apparaissant plus aussi efficace que supposée, la « finance » n’était plus crédible, ni acceptable comme partie-prenante dominante. Non qu’elle ait perdu son rôle puissant dans les mécanismes de l’économie : l’épargne de masse continue d’être largement alloué à l’investissement par le truchement de l’industrie financière. Mais elle a dû abdiquer sa prétention idéologique à donner le sens à la croissance et au progrès. Si la finance demeure, la financiarisation dépérit. Et, en toute logique, c’est dans la chair de ses contradictions que se sont développés les germes d’une alternative.

On les décèle dès les années 1990 avec l’émergence des notions de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) ou « d’entreprise citoyenne », comme si la logique financière nécessitait déjà un supplément de responsabilité politique. On la repère aussi dans l’inquiétude croissante sur l’urgence climatique et environnementale ritualisées par les rapports du Groupe International des Experts sur le Climat (GIEC) et les grandes conférences internationales comme les COP annuelles depuis 1995. On les perçoit encore dans la crise du travail qui, à partir du milieu de années 2000, atteint un haut niveau d’intensification débouchant sur un divorce de plus en plus prononcé entre les salariés et l’entreprise.

Sociétalisation

Ces prémisses d’un nouveau monde se confirment après 2008 par la revendication explicite de la société à être admise comme partie prenante majeure de l’économie, et en particulier des entreprises. Les enjeux climatiques, environnementaux et sociaux sont vus comme trop cruciaux et systémiques pour que leur résolution soit laissée à l’initiative des seuls intérêts privés. La logique d’endettement infini et d’usage insouciant des ressources, propre à la « financiarisation », fait place aux thématiques du poids de la dette écologique et des limites planétaires, qui caractérisent ce que l’on peut donc appeler la « sociétalisation » du capitalisme.

Au nom de la société, des activistes investissent le champ économique selon quatre modalités graduées :

  1. la pétition,
  2. la dénonciation publique des pratiques condamnables (en anglais Name and Shame),
  3. la controverse pour alimenter le débat,
  4. et, enfin, le contentieux devant les tribunaux.

Ils cherchent à imposer des normes juridiques et culturelles en matière de lutte contre le réchauffement climatique, de sauvegarde de la biodiversité ou d’inclusion des minorités. À ces activistes sociétaux se joignent des actionnaires militants qui réclament aux entreprises des engagements écologiques ou politiques, en menaçant par leur réputation la valeur de leurs titres.

Bon gré mal gré, avec les normes ESG ou la finance « verte » par exemple, l’industrie financière a intégré l’esprit de la sociétalisation dans ses propositions de services et ses critères de choix. Même quand elles relèvent du greenwashing, ces innovations manifestent à quelles attentes il importe désormais de montrer que l’on répond. Les entreprises adaptent de même leurs stratégies aux marchés que les préoccupations socio-environnementales font émerger, comme le traduit la notion devenue omniprésente « d’impact ». Ce qui témoigne une nouvelle fois de la plasticité du capitalisme, de sa capacité à se renouveler, y compris culturellement, à partir des contraintes qui lui sont opposées.

Entre-deux

Un nouveau monde est donc en train de se former, avec ses représentations singulières en matière de production durable, de travail signifiant et de croissance contrainte, représentations souvent assimilées à tort aux jeunes générations ou aux effets de la crise du Covid. Or, on l’a vu, le phénomène est plus radical. Les pressions grandissantes car auto-légitimées qui s’exercent au nom de « la société » fonde une nouvelle forme de gouvernance qui disqualifie les grandes institutions – Églises, États, partis, syndicats et, désormais, même l’entreprise. La prise de distance, voire le désengagement des nouvelles générations à son égard, n’en est qu’une manifestation.

Mais le flou qui accompagne la notion de « société » et le pouvoir de parler et d’agir en son nom, encourage aussi de multiples exigences insatisfaites et des emballements mimétiques qui ne sont pas sans rappeler ceux de la finance dérégulée. L’affaiblissement des institutions médiatrices rend de plus en plus instable tout le corps social. Nous sommes entrés dans la zone grise des turbulences politiques et sociétales. Il faut s’attendre donc, comme le notait encore Gramsci, que dans cet entre-deux, se produisent toutes sortes de phénomènes pathologiques.


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Source de l’article, le blog de Pierre-Yves Gomez – Entre « financiarisation » et « sociétalisation » : espérances et pathologies du capitalisme contemporain…

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