“Les Regrets” de du Bellay : quel Homme d’entreprise voulons-nous être ?

17 Jan, 2023 | ART & COMMUNICATION

Interrogeons-nous, avec le poète Joachim du Bellay, sur l’homme et la femme d’entreprise que nous voulons être en 2023. Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Cie, propose une analyse de Les Regrets, sonnet 145.

“Il faut (comme l’on dit) être homme d’entreprise
Si tu veux qu’à la cour on te pousse en avant”

Joachim du Bellay, Les Regrets
Les Regrets Joachim du Bellay

Sonnet 145 du recueil Les Regrets, par Joachim du Bellay

Tu t’abuses, Belleau, si pour être savant,
Savant et vertueux, tu penses qu’on te prise :
Il faut (comme l’on dit) être homme d’entreprise,
Si tu veux qu’à la cour on te pousse en avant.

Ces beaux noms de vertu, ce n’est rien que du vent.
Donques, si tu es sage, embrasse la feintise,
L’ignorance, l’envie, avec la convoitise :
Par ces arts jusqu’au ciel on monte bien souvent.

La science à la table est des seigneurs prisée,
Mais en chambre, Belleau, elle sert de risée :
Garde, si tu m’en crois, d’en acquérir le bruit.

L’homme trop vertueux déplaît au populaire :
Et n’est-il pas bien fol, qui, s’efforçant de plaire,
Se mêle d’un métier que tour le monde fuit ?

Joachim du Bellay, Les Regrets, sonnet 145

Quelques questions business par Les Regrets

“Tu t’abuses, Belleau…”

  • Ce Belleau n’est guère connu. On sait qu’il hésite entre les armes et les lettres. C’est un élève de l’humaniste écossais Buchanan qui lui-même eut une vie confuse, oscillant entre écrits religieux et théâtre, entre Guyenne et Portugal. Dans cette confusion, de Belleau à du Bellay, il n’y a qu’un pas : est-ce que Joachim ne parlerait pas à du Bellay ? Dans ce cas, comment pratiquer l’auto-évaluation sans s’abuser soi-même ?

“… savant, Savant et vertueux…”

  • En quelques mots, du Bellay nous rappelle le haut degré de confusion dans lequel nous pouvons être : voilà un homme dont on ne sait qui il est réellement, qui se dupe lui-même, malgré tout son savoir et sa vertu. Il s’enferme dans une chambre d’écho qui lui renvoie constamment son erreur : voyons les allitérations en T (“Tu t’abuses”…”tu penses qu’on te prise”), en S (“t’abuses”…”savant, savant”…”penses”…”prises”…), en P… Le rythme est celui d’une danse macabre dans laquelle s’enferme notre homme (auquel répondront les deux prochains vers tout en fluidité). La rigidité des croyances semble renforcer la confusion et l’erreur : dans quelle mesure sommes-nous menés par le biais de confirmation, cherchant partout un écho à nos parti-pris, conscients ou inconscients ?

“Si tu veux qu’à la cour on te pousse en avant”

  • Du Bellay est à Rome, il regrette son “Loire gaulois” et dénonce les travers de la cité ancienne. S’il faut sans doute initialement entendre “entreprise” ici comme “l’art de gagner quelqu’un” (Dictionnaire Littré), l’actualité du mot nous renvoie à la question : que cherchons-nous à accomplir dans notre entreprise ? Pourquoi être homme et femme d’entreprise ? Est-ce pour être poussé en avant ? Avons-nous d’autres desseins ?

“Si tu es sage, embrasse la feintise”

  • Encore une fois, du Bellay regrette les constats qu’il fait d’une Rome qui a perdu tout éclat de vertu : il n’y a donc pas de Machiavel ici. Il fait état des renversements qui peuvent advenir dans les organisations humaines. Les codes évoluant, il devient sage d’être moralement fou, et l’ignorance devient un art. Après nous avoir invité à l’introspection, du Bellay nous invite à évaluer nos organisations. Dans le miroir qu’il nous offre, au sein de ces sociétés humaines, qu’est-ce qui est sage, qu’est-ce qui est art ?

Mais en chambre…”

  • Non seulement la réalité des comportements humains ne répondent pas à leur apparence (“vent”, “feintise”, …), mais encore y a-t-il un double fond : la vie en société (en entreprise ?) est un théâtre, et au jeu de la scène s’ajoute celui, plus fondamental semble-t-il, des coulisses. Et nous, quel jeu jouons-nous ? Finalement, quelle est la place de la confiance dans notre quotidien professionnel ?

L’homme trop vertueux déplaît au populaire”

  • Il y a un enjeu horizontal (scène / coulisse) mais également un enjeu vertical dans l’organisation : l’on est pris entre les princes (troisième strophe) et le “populaire” (quatrième strophe). À Rome, les supérieurs n’agissent pas selon la science, tandis que les subordonnés délaissent la morale. Du Bellay nous amène deux boussoles à consulter simultanément pour conduire nos affaires : la science et la vertu d’une part, les dirigeants et les équipes d’autre part.

“S’efforçant de plaire”

  • C’est peut-être la grande résolution à laquelle nous invite du Bellay : faire fi de toute volonté de plaire. Regagner la liberté d’être savant et vertueux. Du Bellay dit de Belleau qu’il a à s’assurer de ses propres boussoles (Heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage…), définir son cap en s’affranchissant des codes insensés qui semblent s’imposer à nous, échapper aux sirènes de l’apparat. In fine, la structure des premiers vers s’affirment comme un mât, un point de repère qui permet de ne pas vriller : quels sont nos garde-fous ?

L’analyse : le retournement

La Fontaine & Cie vous invite à construire votre propre lecture business. L’analyse qui suit n’est qu’à des fins de fertilisation croisée !

Le titre même du recueil, Les Regrets, porte en lui la notion de retournement. Pour regretter quelque chose, il faut se retourner sur son passé, ce qui était ou aurait pu être.

Le sonnet 145 est alors emblématique de l’œuvre en son entier puisque du Bellay y multiplie les retournements :

  • L’auto-duperie initiale du Tu t’abuses,
  • Savoir et vertu qui deviennent répulsifs,
  • La feintise qui devient sagesse, l’ignorance qui devient un art,
  • La réalité de la table renversée dans la chambre,
  • La volonté de plaire qui déclenche l’ire des princes et des peuples.

Cette multiplicité des retournements crée une confusion générale, une perte de repères. Comment naviguer dans un contexte où rien n’est avéré, où le moindre comportement est sujet à caution ?

La caricature dressée par du Bellay esquisse deux solutions :

  • d’une part, prendre parti à titre personnel : acceptons-nous ce monde où règnent l’ignorance, l’envie avec la convoitise ? Ou bien, cessant de vouloir plaire, et conscient des enjeux, poursuivons-nous ce que nous apparaît comme “savant et vertueux” ?
  • d’autre part, être vigilant sur la tournure de nos organisations. Rome elle-même est tombée bien bas : aucune société n’est à l’abri, nous rappelle du Bellay. Comment préservons-nous nos équipes de ces retournements ?

In fine, du Bellay nous invite, en 2023, à nous trouver nous-même, à sortir de l’auto-duperie pour construire notre propre identité : c’est alors que, nous mêlant d’un métier que tout le monde fuit, nous aurons une réelle contribution.


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