Lève les yeux, pour se libérer de nos dépendances

22 Jan, 2021 | CONSOMMATION, FAMILLE, SOLIDARITES & SOCIETE, MEDIAS & COMMUNICATION, SCIENCES & TECHNOLOGIES, TEMOIGNAGES

« Si l’homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d’être regardé. » écrivait René Char dans Fureur et Mystère en 1948. Sommes-nous capables de fermer les yeux pour trouver l’essentiel ? Ou, plus simple encore, de les lever de nos écrans ? C’est ce qui préoccupe l’association Lève les yeux (LLY), fondée en 2018 par Florent Souillot et Yves Marry. Nous avons interviewé ce dernier pour en savoir plus.

Le smartphone est devenu notre plus proche compagnon : il nous aide à faire nos courses, à nous situer, à trouver l’amour ou un taxi, à socialiser et à organiser nos journées. Son arrivée dans notre quotidien a été tant foudroyante que spectaculaire. D’après le Baromètre du numérique de 2017, 13 % des Français en possédaient un en 2011 contre 73 % en 2017.

Une explosion qui s’accompagne d’une forte augmentation du temps passé devant les écrans. En 2012, il était de 5h40 / jour en moyenne. En 2019, il atteint un peu plus de 10h, et jusqu’à 11h45 pour les 16-24 ans selon les chiffres du baromètre de la santé visuelle 2019. En 2014, Yves Marry se trouvait en Birmanie. De là, il put constater les changements brutaux que la massification du smartphone a engendrés. 

 En 2014, les forfaits Internet étaient beaucoup trop chers, j’avais moi-même un smartphone que je n’utilisais que comme téléphone. Le soir, je voyais des amis, on allait dans les bars chanter ou jouer de la guitare. Puis, les prix des abonnements ont baissé et tout le monde s’est procuré un smartphone. Nos soirées ont profondément changé. Plus de guitare, des nuits à se voir sans se parler, le nez sur les smartphones. En tant qu’expatrié, j’ai vu la vague (l’explosion de l’utilisation des smartphones) arriver de l’extérieur et ça m’a permis de constater l’étendue des dégâts. Ça a été une vraie claque.

En 2018, il est de retour en France et confie ses craintes à son ami Florent Souillot, qui les partage. Ils fondent alors Lève les yeux, une association qui a pour but de questionner l’usage des nouvelles technologies et alerter sur notre aliénation technologique.

Problèmes de santé publique

C’est la bataille de l’attention. Les applications la captent autant que possible, nous shootent à la dopamine, puis jettent en pâture notre « temps de cerveau disponible » aux entreprises et à leurs invasions publicitaires. À être trop exposées, nos capacités de concentration et de mémorisation diminuent.

Chez l’enfant, une exposition intense aux écrans entraîne des troubles du langage, de l’attention et une prévalence à l’obésité. C’est pourquoi l’association LLY se donne pour mission d’intervenir dans les écoles. Elle y fait de la prévention auprès des jeunes sous forme d’ateliers. Par le jeu (un memory du nom de Planète Déconnexion spécialement créé par Lève les yeux), les élèves redécouvrent leur capacité d’attention et apprennent, dans le même temps, une base théorique sur l’addiction aux écrans.

Chez les adolescents, l’accueil est mitigé. Ils se rendent bien compte qu’il y a un problème. Mais les efforts demandés pour sortir de ce système aliénant sont tellement immenses qu’ils en deviennent décourageants. D’autant que leurs aînés ne donnent absolument pas l’exemple. 

De fait, ces problèmes de santé publique touchent tout autant les adultes, jusqu’à ébranler leur productivité au travail.

En février 2011, Thierry Breton, le PDG d’Atos, entreprise de service numérique au 11 milliards de chiffre d’affaires et aux 110 000 employés, annonce vouloir supprimer les e-mails des outils professionnels. Son objectif ? Récupérer le temps perdu de ses employés en surplus d’e-mails, considéré comme une source de stress et une perte de temps.

Selon une étude réalisée par ExactTarget France, le premier réflexe matinal de connexion des deux tiers des internautes français serait d’ouvrir leur messagerie électronique et 65 % consulteraient leurs mails toutes les 5 minutes au cours de la journée. Une perte de concentration et de temps, et une déshumanisation des rapports au sein de l’entreprise qui menace la productivité des employés. Lève les yeux propose donc aux entreprises soucieuses du bien-être digital de leurs employés des ateliers lors desquels des pistes de déconnexion sont explorées.

Solutions collectives

Lève les yeux, ne se contente pas de faire du coaching en dé-digitalisation.

Nous nous inscrivons dans le mouvement de transition écologique. La sur-utilisation des écrans entraîne une pollution et une exploitation des terres rares (due à la fabrication des smartphones ou ordinateurs) de plus en plus importante. C’est un problème politique, commun, que nous devons régler collectivement, par l’intermédiaire de l’État, en contraignant les entreprises. 

En parallèle, l’influence des multinationales du numérique (les GAFAM, notamment) pose un véritable problème démocratique. Un exemple : via un algorithme dédié et le ciblage des données permis par Facebook, ce réseau social a pesé sur les résultats de l’élection présidentielle US de 2016

Le 1er février 2020 se tenaient les « assises de l’attention », regroupant une vingtaine d’associations pour dresser un état des lieux des enjeux du numérique et proposer des solutions concrètes, à destination – notamment – des candidats aux élections municipales, prévues un mois plus tard, en mars 2020. La fin des écrans publicitaires dans les lieux publics, l’interdiction des écrans de la maternelle au collège (excepté pour les cours d’informatique) sont des exemples de propositions mises en avant par la plateforme conçue pour ces assises.

Sobriété digitale

Tâchant d’être cohérent avec ses principes fondateurs, LLY ne possède pas de compte Twitter ou Instagram et souhaite bientôt se passer de Facebook : « pour nous faire entendre, nous passons par des moyens de communication plus traditionnels : les radios, les journaux… Nous venons de signer une tribune sur la 5G dans Libération, par exemple. » 

LLY a mis en place un réseau d’artistes avec le projet ambitieux de promouvoir un imaginaire de-digitalisé. “L’art est le rival le plus sérieux de la dépendance numérique. À l’instar des applications de nos smartphones ou de la publicité, il nous engage émotionnellement, ce qui nous rend beaucoup plus réceptifs aux messages.”

S’il se méfie des méfaits d’une connexion trop intense, Yves Marry est loin d’être technophobe : « Je n’ai pas une vision amish du progrès. Mais j’interroge sur les fins des avancées technologiques. À quoi va servir la 5G, par exemple ? À augmenter le flux de données, en intégrant à nos vies de plus en plus d’objets connectés aux profits des GAFAM et au détriment de notre intimité ? Ce n’est pas un futur qui m’enthousiasme beaucoup. »

S’interroger sur les finalités technologiques, c’est anthropologiser la question. Que voulons-nous faire avec les avancées technologiques ? Il semblerait que continuer collectivement à laisser les grandes entreprises décider seules de la voie à suivre nous conduise dans le mur, sur tous les plans (politique, sanitaire, environnemental…). À l’échelle de la personne, la consommation numérique nous entraîne dans des paradis artificiels dont il semble aujourd’hui difficile de se détacher. Alors pourquoi lever les yeux ? Yves Marry répond :

« Lever les yeux, sortir des écrans, c’est éprouver la vie. Apprécier la beauté d’un coucher de soleil, savourer le goût d’une pâtisserie, rencontrer des gens, tomber amoureux… Parfois, c’est difficile et douloureux. Tellement qu’il faut bien de temps en temps se réfugier quelque part. Mais, tout comme les drogues, nos écrans sont des refuges-pièges qui nous emprisonnent dans des dépendances, nous empêchant d’affronter ces difficultés. »

Et sans doute, pour René Char, de voir ce qui vaut d’être regardé.   


Sources :

Je soutiens le Courant pour une écologie humaine

 Générateur d’espérance