Dans les temps actuels, troublés par toutes sortes de confrontations politiques ou sociales, le recours au compromis est présenté comme la voie de la raison. Trouver des consensus transcenderait les divisions au nom d’un bien commun. Or la difficulté vient justement de ce que la rivalité des forces en présence empêche de donner du contenu à ce bien commun… C’est pourquoi la recherche du compromis pour lui-même est élevée au rang de bien commun, comme une sorte de rituel magique permettant de dépasser les oppositions et les dissensions.
Par Pierre-Yves Gomez, économiste et co-initiateur du Courant pour une écologie humaine.
Exemplarité allemande
L’exemple allemand est souvent invoqué, chez nous, comme preuve que l’arrangement social et politique est possible, y compris sur de longues périodes. Il exigerait seulement une « culture » adaptée. Culture qui ferait défaut aux Français dont l’esprit « gaulois » se plait, dit-on, aux querelles et aux divisions.
Ces lieux communs sommaires dispensent, en fait, de comprendre le réel, c’est-à-dire les conditions matérielles qui rendent possible ou non la fameuse « culture du compromis ». Deux conditions matérielles en particulier : des institutions favorables, et un certain rapport de force entre les camps qui s’opposent.
Des institutions facilitantes
Les institutions rendent plus ou moins nécessaire les compromis selon qu’elles empêchent ou non à certaines parties prenantes de monopoliser les lieux de décisions. Un système de gouvernance centralisé, qui concentre tous les pouvoirs dans les mains d’un parti majoritaire ou d’un seul type d’acteurs (dirigeants, actionnaires, etc.), ne favorise pas une culture du compromis. C’est le cas de la France.
À l’inverse, un système qui décentralise le pouvoir et multiplie, de ce fait, les lieux où il peut s’exercer, permet d’accepter plus facilement les accords locaux et pragmatiques qui ne remettent pas en cause l’identité globale des parties prenantes. Plus encore, certaines institutions peuvent contraindre les parties opposées à partager les décisions en imposant, par exemple, la parité entre actionnaires et salariés dans les conseils de surveillance ou les conseils d’atelier des entreprises. C’est le cas de l’Allemagne. Cela oblige, bien évidemment, à trouver des accords.
Fort contre fort
Néanmoins les structures institutionnelles ne suffisent pas. Il n’y a véritablement compromis que dans la mesure où les négociateurs sont de force comparable.
Entre un fort et un faible, un « compromis » ne fait qu’entériner, finalement, la soumission du faible à plus puissant que lui. Il y a compromis quand une concession est faite par un fort à un autre fort, dont il attend en retour un geste équivalent. Dans une logique d’échange de don et de contre-don, personne ne se sent diminué par les concessions qu’il accorde. Au contraire, chacun sort renforcé parce qu’il les concède comme une manifestation de sa propre puissance.
En Allemagne, la culture du consensus s’est imposée tant que les partis politiques (SPD et CDU) étaient de force similaire, comme l’était aussi un syndicalisme puissant face à un patronat aussi puissant que lui. Elle durera tant que ces forces subsisteront.
De la compromission à l’affrontement
Car lorsque les deux parties en présence sont également faibles, c’est-à-dire dévalorisées et peu légitimes aux yeux de l’opinion qu’elles prétendent représenter ; lorsqu’elles sont sans projets capables de marquer des différences claires entre elles – alors, le consensus apparaît davantage comme un arrangement assurant leur survie réciproque que comme une contribution à un supposé bien commun. Les compromis sont vus comme des compromissions.
Vient alors un moment où, pour créer un rapport de force favorable entre rivaux et trouver un intérêt futur à des compromis raisonnables, un affrontement sans concession est inévitable. Il permet de faire émerger des interlocuteurs forts – ou de les voir disparaître. Tant dans les sociétés que dans les organisations, l’histoire se fait alors tragique.
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