Territoires vivants ?

16 Avr, 2020 | SOCIÉTÉ DE BIEN COMMUN, TERRITOIRES VIVANTS

Forum Territoires Vivants 2020. France périphérique, fractures sociales, gilets jaunes, déserts médicaux, agribashing… l’actualité de nos territoires n’est guère reluisante : est-ce une fatalité ? Est-il possible de s’approprier un territoire ? De le revitaliser ? Comment faire ? Et puis, finalement, qu’est-ce qu’un territoire ?

Table ronde animée par Solweig Dop, Déléguée générale du CEH, avec :

Nous pouvons réfléchir à une question : « À la fin de ma vie, qu’est-ce que j’aurais aimé avoir fait d’essentiel ? ». Cette question nous aide à ordonner les choses dans le bon sens.

Philippe Royer

TERRITOIRES VIVANTS

Gilles Hériard Dubreuil : On peut se demander pourquoi nous avons choisi d’organiser un forum sur le thème territoires vivants. Le territoire, finalement, c’est le lieu où se construit une coopération entre l’homme, cette nature avec laquelle nous avons appris à travailler depuis 12000 ans, ces espèces animales et végétales que nous avons apprivoisées, cette terre avec laquelle nous travaillons. Le Pape François parle de fraternité cosmique. Ce n’est pas une idée, c’est quelque chose de très concret !

Un jour, j’ai été invité par l’une de mes cousines qui fait du cognac. C’est la première fois que j’allais dans un endroit où l’on produit la Fine Champagne. Je m’attendais à un paysage somptueux, extraordinaire et j’ai découvert… un énorme tas de cailloux blancs ! Avec des vignes, effectivement. Je me suis rendu compte que cet endroit était potentiellement un désert. Progressivement, j’ai compris que la Fine Champagne, ce concept qui nous met l’eau à la bouche, était le résultat de siècles d’interaction : certains ont eu l’idée de planter de la vigne, qui s’est mise à pousser, dans ce tas de cailloux. Seulement… le vin n’était pas bon ! Il y a donc eu l’idée de distiller ce vin. Ça a donné un alcool qui n’était pas incroyable. Puis une autre idée a émergé : mettre cet alcool dans de vieilles barriques de Bordeaux. Et de fil en aiguille, on en a fait du cognac.

Je trouve cet exemple assez parlant : il nous montre qu’un territoire, c’est une rencontre entre des humains créatifs, qui ont des affinités par rapport à un lieu et un donné naturel. Il est donc visible qu’un territoire n’est pas seulement une géographie, une géologie ou un climat, c’est une interaction séculière avec des hommes, une communauté humaine.

Philippe Royer : pour moi, un territoire, c’est un espace qui se ré-émerveille de ses qualités naturelles, de son histoire, de son ADN – choses que l’on a beaucoup trop perdues. Et c’est également, en effet, une aventure humaine, un collectif.

Qu’est-ce qu’un territoire vivant ? Dans VIVANT, il y a VIE : la vie, ça né, ça croît, ça meurt et ça se renouvelle. Peut-être a-t-on trop peur de la question de la mort aujourd’hui, dans nos territoires. Il s’agit de se réapproprier la notion de vie. Si vous vous réconciliez avec la vie, vous allez prendre conscience que vous devez devenir créateur et acteur, que ce qui vous est donné n’est pas juste à conserver et/ou normaliser. Pour assurer la vitalité d’un territoire, il s’agit aussi de se resituer dans le monde. Se situer, notamment, par rapport aux crises et maux du monde : quand on arrive à regrouper au même endroit – c’est la caricature de notre monde ultralibéral – près de mégalopoles, des déchets humains sur les déchets de la société de consommation (ce que l’on appelle des bidonvilles), quand une société arrive à produire ça, ça veux dire qu’elle ne va pas bien. Il y a évidemment un problème. On ne peut pas dire : « Ce n’est pas grave !» ou bien « On peut continuer comme ça… ». Il va donc falloir s’obliger à renommer ce qui ne va pas bien, sans être contre tout par principe ; quand on est contre tout, on devient intégriste et inaudible. Il faut donc trouver une voie médiane et faire attention à un point majeur : ne pas penser que tout est foutu.

GHD : Un territoire, c’est un monde ordonné par l’homme. C’est un lieu où l’homme construit un paysage aimable, où il peut vivre, où il coopère avec les autres humains, avec la nature, avec les animaux, avec le climat, et de cette façon-là, il construit quelque chose entre l’aimable et le transmissible.

La question des déchets est intéressante. Moi-même, j’ai beaucoup travaillé sur la question des déchets radioactifs, question très compliquée et difficile, que l’on va résumer de la façon suivante : qu’est ce qu’on fait des déchets ? Est-ce qu’on les met dans notre monde ou en dehors de notre monde ? Ce qui est en-dehors de notre monde, c’est ce qu’on appelle « l’immonde ». Ce sont les choses immondes, que l’on veut repousser.

Les déchets radioactifs, au début, on s’est dit  « On ne peut pas les mettre chez nous ! On va les envoyer dans l’espace ». Ensuite, on s’est dit « On va essayer de les mettre dans le fond des mers » et on s’est rendu compte que, progressivement, ça allait se dégrader et contaminer la mer. Maintenant, on se dit « On va les mettre à 500 mètres sous terre », dans les géologies où c’est possible. Et là, on se heurte à un problème ! on créé ce que l’on appelle parfois des cimetières de déchets. Quand on prend des déchets – un compost, par exemple – on a des déchets organiques que l’on arrive à remettre dans le circuit. On a trouvé un ordre, on voit que ça a du sens.

Qu’est ce qu’on fait des morts ? On les met dans un cimetière. Qu’est ce que c’est qu’un cimetière ? C’est un dortoir où les morts sont rangés pour attendre l’éternité. Ce ne sont pas des choses immondes. Ce sont des cadavres, certes, mais c’est un lieu, qui parfois peut être sacré « campos santos », et ça fait sens pour tout le monde. C’est tout à fait clair que c’est le lieu où l’on met les morts, dans une perspective où l’humain se déploie entre le ciel et la terre en attendant la fin des temps. Donc là, c’est solide.

Mais si je dis, par exemple « les humains morts, on va les transformer en compost », comme je l’ai entendu récemment, et on va mettre ça dans les légumes pour faire une bonne agriculture, là, ça n’a pas de sens ! Et c’est la question à laquelle on se heurte aujourd’hui au sujet des déchets radioactifs : qu’est-ce que ça veux dire que de mettre, à 500 mètres sous terre, sous nos maisons, des déchets radioactifs qui vont durer des millions d’année ?

J’ai entendu des personnes qui avaient accepté politiquement d’accueillir des déchets dans leur territoire. Au moment où l’on a dit « On va faire un zonage et les placer à tel endroit… », elles tiraient un peu la manche des experts de l’aménagement pour leur demander d’éviter de les mettre sous leur maison… Ce qui n’a aucun sens, du point de vue des gens qui travaillent sur l’évaluation des risques de diffusion à longueur de journée ! Cette réaction, pourtant, est intéressante : quel est le sens de cette affaire ? Voilà précisément une question à laquelle nous sommes confrontés quand nous construisons un territoire.

AGIR SUR SON TERRITOIRE

P. R. : On a beaucoup trop de commentateurs du monde et plus assez d’acteurs. Il faut bien sûr des temps comme aujourd’hui où l’on commente le monde. Mais si ces temps ne nous amènent pas à poser demain matin des actions concrètes, c’est du baratin !

Le monde ne changera que si l’on est acteur de la vie bonne. C’est ce que je m’attache à faire dans le groupe agricole que je dirige, qui a beaucoup aidé l’industrialisation de l’agriculture.

Je travaille dans le secteur laitier. C’est un secteur dans lequel la répartition de la valeur a été très en défaveur des agriculteurs qui vivaient avec 500 / 800 € là où des industriels laitiers ont fait des fortunes et sont devenus multimilliardaires. On aurait pu se dire « tout est foutu ! » et il y avait de quoi le penser : quand vous faites face à Lactalis, Danone et Savencia, le déséquilibre est total.

On a réuni des agriculteurs de chez Bell et des agriculteurs leaders se sont levées. Je les ai accompagnés sur le plan stratégique et on s’est dit qu’on allait se reprendre en main : en réalité, les opportunités fleurissaient ! Les consommateurs veulent du bas carbone, de l’écologie, du lait naturel. Or, tout ça, c’est détenu par les agriculteurs. Ce sont leurs pratiques qui font que ça se fera ou pas. Quand Lactalis ou Savencia faisait du lait sans lactose, ils ne demandaient rien aux agriculteurs et ils gardaient la marge pour eux. Mais là, pour répondre à cette demande croissante des consommateurs, ils sont obligés de demander aux agriculteurs d’être acteurs de leurs territoires. Il s’agit donc de créer un collectif : il ne peut pas y avoir de territoire vivant sans collectif… tout seul, vous n’êtes rien.

Il y a 852 producteurs qui livrent pour Bell. On les a réunis et on a monté une organisation de producteurs. Ses leaders sont allés voir le patron de Bell en disant : « Nous sommes est prêts à changer mais il faut que notre vie change. Nous avons envie de retrouver une fierté d’agriculteur, on a envie d’être fier d’une agriculture qui est écologiquement positive. Et nous voulons aussi gagner décemment notre vie ! ». Et quand Bell se retrouve devant un groupe uni de 852 salariés, le patron de Bell se dit : « Je vais en faire un opportunité. ». En 18 mois, on a accompagné les 850 fermes à passer en fermes sans OGM, en fermes d’élevage, on a remis en place le pâturage et on est en train de les faire passer en bas carbone. Augmentation du revenue de ces agriculteurs en 18 mois ? 35 % !

Cela signifie donc que si vous pensez qu’il n’y a pas de fatalité, si vous identifiez les opportunités qui vous sont offertes, vous pouvez transformer le monde en positif. Or, tous, vous avez autour de vous, dans vos domaines respectifs, des opportunités.

Là où l’on pense qu’un modèle est fini, il est possible qu’il y ait des cycles de vie nouveau. La question est : est-ce qu’on y croit vraiment ? Est-ce qu’on y met toute notre âme ? Parce que dans ces situations, il faut y mettre toutes ses tripes. Ce n’est plus un jeu intellectuel. Quand vous ouvrez des discutions avec un groupe comme Bell, la chose n’est pas gagnée d’emblée. C’est une bataille, des négociations qui s’enchaînent… Mais chacun en ressort avec une fierté retrouvée.

Pour moi, les territoires sont vivants si on réveille et assoit la fierté et la dignité de chaque personnes qui vit et travaille sur ce territoire.

UN PRÉALABLE À L’ACTION : SE FORMER

P. R. : Dans un monde qui ne pense plus, il faut des personnes qui éclairent le monde. Mais vous ne pouvez pas devenir éclairant, si vous ne vous laissez pas éclairer. On a tendance à voir le fruit de l’action et on oublie que c’est un travail de fond. Il faut donc apprendre à se former. Trop de gens ne savent plus s’arrêter pour se former deux ou trois jours sur l’essentiel. Revenons au fondamentaux ! Ce sont eux qui vont nous permettre de construire des choses solides.

GHD : Je voudrais citer cette phrase de Pasteur : « Le hasard ne favorise que les esprits préparés ». C’est une phrase bien connue de ceux qui s’intéressent à la sérendipité. La sérendipité, c’est l’art de trouver ce que l’on n’a pas cherché. Et c’est un peu la situation dans laquelle nous sommes : il faut trouver ce que nous cherchons, mais nous ne savons pas ce que nous allons trouver…

Il y a un certain nombre de facteurs qui font que, aujourd’hui, on ne trouve pas ce dont nous avons besoin. Ce sont des visions de l’homme incompatibles avec le projet d’édifier un territoire vivant. Quelques exemples de visions de l’humain qui ne favorisent pas la vitalité d’un territoire : la population d’un territoire est un ensemble d’individus égoïstes / la vie humaine n’est que compétition pour survivre / l’homme est un loup pour l’homme / seuls le marché et l’État peuvent efficacement coordonner les humains / la population d’un territoire est une variable d’ajustement d’un système productif mondialisé / le territoire est une pièce dans un système d’économie mondial.

Voilà des phrases qui nous gênent, qui nous bloquent et que nous devons remettre en cause. Elles font partie de notre cultures ambiante. Voilà pourquoi, au sein du Courant pour une écologie humaine, nous avons réfléchi à la façon dont les esprits peuvent se préparer. Et nous avons conclus qu’ils devaient revoir leur anthropologie. Plusieurs années durant, nous avons produit un travail ardu pour élaborer les thèmes d’une form’action à l’anthropologie, pour retrouver une vision de l’homme conforme à ce qu’est profondément l’être humain. La confiance, par exemple, est un élément fondamental. Jamais une population humaine ne pourrait traiter de questions complexes sans le ressort de la confiance, la possibilité de travailler ensemble.

COMMUN VS COLLECTIF

GHD : Depuis ses débuts, l’humanité a une intelligence collective. Les mots qui nous servent à penser aujourd’hui ont été élaborés pendant des milliers d’années. Et la relation entre le physique et le mental est tellement forte que si quelqu’un n’acquiert pas le langage, son corps ne se développe pas normalement. Tout est lié ! C’est complexe, tissé ensemble.

Dans la remise en cause de cette anthropologie matérialiste, il y a un point très important : se réapproprier le bien commun. Les humains ne sont pas seulement des individus à la recherche de leur propre bien. Ils travaillent en permanence pour le bien de la communauté. J’aime le terme de commun. Le commun, c’est un ensemble de personnes dont le principe de cohésion vient de la volonté des gens de faire quelque chose ensemble. C’est bien une différence avec ce qu’on appelle le collectif, qui vient du latin colligere, lié ensemble, comme un fagot. Le principe de la cohésion est alors extérieur. Nous, nous cherchons bien les communs, ce qui nous amène à repenser totalement le principe de politique. Le politique, c’est nous. Bien sûr, dans une démocratie, nous avons besoin d’autorité, et donc d’élus. Mais ces élus, sans nous, ne peuvent rien faire. Voilà pourquoi nous partons de l’idée du changement à hauteur d’homme. Voilà pourquoi l’un des chantiers à accomplir est de se relier, par-delà nos spécialités, pour construire ces territoires vivants.

LA VIE BONNE

P. R. : Nous pouvons réfléchir à une question : « À la fin de ma vie, qu’est-ce que j’aurais aimé avoir fait d’essentiel ? ». Cette question nous aide à ordonner les choses dans le bon sens. Vous allez vous rendre compte que vous passez beaucoup de temps sur l’important, mais que finalement, vous passez peu de temps sur l’essentiel. Or, si on commence par l’essentiel, l’important est transfiguré par l’essentiel.

Et si vous voulez voir le monde de la vie bonne, il faut jeter son manteau d’orgueil, lâcher prise. Une méthode : allez vous occuper de personnes fragiles en direct. Je me suis occupé de réinsertion de prisonniers. Quand vous parlez d’eux comme des numéros, c’est une chose, mais quand vous rencontrez la personne en direct, ça change votre vie.

SE CONNECTER

GHD : Il me semble qu’il y a deux façon de se connecter : via un cheminement personnel et via un cheminement ensemble.

Avant toute chose, il y a un chemin personnel à construire. Les personnes qui souhaitent devenir acteurs de leur territoire passent par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Elles ressentent un malaise vis-à-vis de la société actuelle, se sentent isolées parce qu’elles peuvent difficilement échanger sur ces ressentis et partager leurs doutes, peurs et désarrois quant au sens de leur travail. Désarroi est un terme militaire qui désigne une armée qui n’est pas en ordre de marche. Il y a donc un travail personnel d’ouverture – passant pas la prière, la méditation, la formation, tout ce qui peux nous permettre de réorganiser notre intelligence – pour pouvoir attraper autrement les questions qui se présentent et que nous voyons dans la crainte. Il faut sortir d’une logique imposée pour construire ce monde qui vient. Il faut sortir de cette époque fermée, de cette sur-détermination, de ce sentiment que nous somme pris dans un mouvement de modernisation malgré nous (si je puis dire) à travers des techniques qui nous sont imposées. Nous devons reprendre la main pour construire un développement humain intégral.

ASSUMER SON IDENTITÉ

P. R. : Un dernier point important pour devenir acteur de la vitalisation de son territoire : assumer votre identité. Soyez qui vous êtes ! Assumer son identité rend libre.

Moi, je suis dirigeant chrétien : c’est un fait connu et ça me donne une grande liberté pour poser des paroles comme je le fais ici aujourd’hui et dans plein d’autres endroits.

Assumer son identité, ce n’est pas sombrer dans l’intégrisme. Assumer son identité, c’est être pleinement soit-même pour aller rencontrer l’autre, dans l’altérité. Le territoire est constitué de personnes qui vont avoir des identités différentes.

Aujourd’hui, nous sommes hyper connectés. De nombreuses personnes ne rencontrent pas leurs voisins. On sait faire des choses hyper complexes mais on ne sait pas poser des gestes simples. La vie bonne, ce sont des choses simples. Pratiquer des choses simples, de bon sens.

Justement, quand on reprend la question de l’essentiel et de l’important, on a beaucoup moins peur d’oser entreprendre. C’est quand même terrible d’arriver à la fin de sa vie et d’être rempli de remords en se disant : « Je n’ai pas osé. ».

Nous sommes dans un monde ou dès que nous faisons une erreur, on nous tombe dessus. Alors qu’entreprendre, c’est oser, oser faire des erreurs, oser apprendre et rebondir…

Est-ce qu’on a envie, à la fin de notre vie, d’avoir réalisé notre vocation ? Ce pourquoi on a été appelé sur terre ? Est-on prêt à ouvrir les portes à 100% ?

C’est un tiraillement permanent. Ce n’est jamais acquis, c’est toujours à refaçonner. Mais je vous promets une chose : quand on bascule dans l’ouverture des portes à 100%, ça embarque autour de soi ! Si moi, je bouge, les autres vont se dire : « Peux-être que je peux bouger aussi ? ».

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