La Cigale et la Fourmi (ou comment déjouer les tensions ?)

5 Oct, 2022 | ART & CULTURE, TRAVAIL

Quels enseignements business tirer de La Cigale et la Fourmi, cette célébrissime fable de Jean de La Fontaine ? Alexis Milcent, fondateur de La Fontaine & Ciepropose une analyse.

La Fourmi n’est pas prêteuse, C’est là son moindre défaut.”

Jean de La Fontaine

La première Fable de La Fontaine

Bien sûr, tout le monde connaît le texte de La Cigale et la Fourmi. Nous sommes certain que vous avez même déjà commencé à le réciter en lisant le titre. Nous le publions ci-dessous pour ceux qui ont (malgré tout) quelques trous de mémoire !

La Cigale et la Fourmi

La Cigale et la Fourmi

Livre I, Fable 1, Jean de La Fontaine

“La Cigale, ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue :
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
« Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’Oût, foi d’animal,
Intérêt et principal.  »
La Fourmi n’est pas prêteuse :
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
– Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
– Vous chantiez ? j’en suis fort aise.
Eh bien ! dansez maintenant.”

Sans en avoir l’air, voilà un texte à haut risque :

  • la fable archiconnue : on a plus ou moins le sentiment de l’avoir rabâchée, ne passerions-nous pas à côté ?
  • la première fable du premier recueil de Jean de La Fontaine : probablement un texte programmatique, à moins que ce soit un premier essai, une esquisse comme inachevée ?
  • la seule occurrence de la Cigale dans l’oeuvre de La Fontaine : qu’est-ce donc que cet ovni-là ?
  • la morale en suspens : pas de strophe dédiée, une histoire qui se termine sur un souffle, sur une invitation, sur une menace ?

Alors prenons le risque d’ébranler nos certitudes et replongeons-nous dans la fable : peut-être en tirerons-nous quelque enseignement pour notre quotidien professionnel.

“Été”, “Bise”, “Famine”

Quand Tout l’été a été émaillé de vagues de chaleurs et d’incendies désastreux, quand on nous annonce des productions agricoles en net retraitl’aimable historiette pour enfant ci-dessus prend un ton autrement plus sérieux. La Fontaine nous offre une excellente mise en situation dans un contexte de raréfaction des ressources.

À l’échelle de l’entreprise, les budgets, les talents, le temps manquent : comment nous comportons-nous ? Comment institutionnalisons-nous la solidarité dans nos modes de fonctionnement ? Cela vaut aussi dans notre relation aux parties prenantes : à l’échelle d’un territoire, comment œuvrer à la réciprocité entre les acteurs ?

“La Cigale ayant chanté / Tout l’été”

C’est que la Cigale fait son job. L’Abeille fait son miel, l’Araignée tisse sa toile, et la Cigale chante. C’est dans la nature de la Cigale que de chanter, et elle s’y est consacrée pleinement ; Tout l’été est ainsi mis en exergue dans le texte pour souligner son engagement. Il est donc difficile de lui en vouloir : elle est toute sincérité dans sa contribution propre au monde (que serait un paysage du sud sans le chant des cigales ?).

La Fontaine nous invite à nous pencher sur nos talents pour les cartographier : quel est mon talent personnel ? quelle est la ontribution propre de chacun de mes collègues ? En quoi sont-ils complémentaires ?

“La priant de lui prêter”

Là encore, grande sincérité de la Cigale : elle met les formes, elle mise sur la civilité. Elle ne renverse pas l’ordre établi. Il ne s’agit pas d’une marginale éthérée qui réclamerait un don : elle s’inscrit tout à fait dans le système en place, proposant docilement de rembourser “Intérêt et principal” dans le cadre d’un emprunt en bonne et due forme. C’est bien la Fourmi qui casse les codes, comme si même la civilité la plus immédiate (“Elle alla (…) chez la Fourmi sa voisine“) ne résistait pas à un monde sous tension. La Fontaine nous alerte : la Cigale coche toutes les cases (elle fait son job, elle est sincère, elle respecte les règles, elle est mesurée dans sa demande) mais la Fourmi casse le contrat social, sans doute après des semaines de frein rongé et de frustration. Sommes-nous munis de “tensiomètres” dans nos équipes ? 

“C’est là son moindre défaut”

La Cigale est souvent critiquée pour son imprévoyance, la Fourmi l’est finalement pour son manque de cœur. Le texte nous amène à ce regard accusateur, cherchant à désigner un coupable. La Fontaine lui-même est pris dans ce mouvement et critique la Fourmi : le “plus petit de ses défauts” crée cette pagaille, c’est dire si la Fourmi est dénuée de qualités ! Ah, si l’on avait su reconnaître la valeur de la Fourmi, son opiniâtreté, son caractère besogneux, son réalisme, sans doute aurait-elle réagi différemment ! Disposons-nous de forums qui permettraient de reconnaître la valeur de chacun dans nos équipes ?

“Et bien ! Dansez maintenant”

Après les vagues de chaleur et les incendies de cet été, en partie attribués au changement climatique, on reconnaît deux symboles dans la Cigale et la Fourmi : la Cigale pratique des activités bas-carbone (chanter et danser) tandis que la Fourmi, industrieuse, représenterait les activités émettrices de CO2. La fable peut alors nous aider à reconstruire le dialogue entre les uns et les autres sur ce sujet toujours sensible du climat. Quels sont les facteurs clés d’échec entre les deux intervenants ? Comment les contourner ?

“Et bien ! Dansez maintenant” (bis)

Il n’y a donc pas de morale établie dans ce texte inaugural qui devrait donner le ton des prochaines propositions de La Fontaine. Voilà qui est paradoxal puisque la morale semble consubstantielle à la forme de la fable. La morale s’imposera peu à peu, à petite dose dans le recueil (fable 3, puis fables 7, 8, 10…). La Fontaine laisse donc d’abord la porte ouverte et nous lancerait comme une invitation à composer nos propres morales depuis ses fables (à composer nos propres lectures-business ?).

Ici, il nous laisse libre d’imaginer la signification de ce Dansez maintenant. Ainsi, La Fourmi n’est pas prêteuse mais peut-être est-elle donatrice ? Ce Que faisiez-vous au temps chaud ? est peut-être une juste vérification de la sincérité de la Cigale ? Et si ce Dansez maintenant était une injonction au temps présent ? Et si la Fourmi était ce Fouquet intendant qui donna à La Fontaine Cigale les moyens de son art ?

L’analyse

La Fontaine & Cie vous invite à construire votre propre lecture business. L’analyse qui suit n’est qu’à des fins de fertilisation croisée !

Dès sa première fable, La Fontaine introduit des thèmes qui lui sont chers : le monde est rude, les humains ne se font pas de cadeaux et tout est plus compliqué qu’il n’y paraît. Ainsi, il nous décrit d’abord ici un monde sous tension qui peut basculer rapidement dans l’incivilité malgré tous les garde-fous classiques. Encore une fois, la Cigale est polie, avance prudemment et se veut rassurante. Pourtant, en première lecture, la réaction de la Fourmi est violente dans une sorte de négation de la personnalité propre de la Cigale. La Fontaine nous alerte : les systèmes de civilisation les plus robustes peuvent être submergés dans ces circonstances. Il convient donc de vérifier nos process en entreprises, nos modes de fonctionnement et leur vivacité (sont-ils purement transactionnels ou sont-ils habités d’un esprit de partenariat ?).

Mais on se rend compte que la violence de la Fourmi tient aussi au propre regard que nous lui portons : d’une part, rien dans la fable ne décrit son industrie (quand on met en valeur l’engagement de la Cigale) et, d’autre part, on ne pointe que ses défauts. La Fourmi en vient à nier la Cigale, mais c’est parce qu’on a d’abord ignoré la Fourmi et ses talents. Ce regard réducteur conduit à la surréaction de la Fourmi, comme une volonté mal canalisée d’existence. La Fontaine nous invite donc à piloter notre regard, pour retrouver profondeur (capacité de la Cigale à anticiper le mal-être de la Fourmi) et bienveillance (capacité à reconnaître les contributions de la Fourmi).

Et comme souvent, La Fontaine nous donne à faire un exercice pratique. En renouvelant notre regard, la fable prend une dimension tout autre. D’un récit chaotique, on arrive sur la description d’une collaboration vivante. Ce Dansez maintenant, dans un point de vue enthousiaste, c’est l’indication d’une solidarité possible entre la Fourmi et la Cigale, la première donnant de quoi subsister, la seconde de quoi s’émerveiller. En somme, le regard est la clé de la collaboration dans une équipe.


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