L’eau et l’écologie humaine, en résonance – Tugdual Derville

4 Juin, 2024 | ENVIRONNEMENT, L'ECOLOGIE HUMAINE

Lors du forum de quelle écologie l’humanité a-t-elle besoin ?, qui s’est tenu à Marseille en avril 2024, deux directrices de syndicats de rivière, Estelle Fleury et Céline Vairon, ont témoigné de leursur le territoire. Tugdual Derville, co-initiateur du Courant pour une écologie humaine, s’émerveille ci-dessous des concordances entre leurs actions sur le territoire avec les valeurs portées par le Courant pour une écologie humaine (CEH).

La traversée de l’eau

Le forum De quelle écologie l’humanité a-t-elle besoin ?, qui s’est tenu à Marseille le 18 avril 2024, a permis d’entendre deux femmes inspirantes engagées sur le terrain : chacune dirige un syndicat de rivière de la région marseillaise ; chacune nous a exposé son parcours, ses pratiques et ses convictions. Alors qu’elles ne semblaient pas connaître le Courant pour une écologie humaine, j’ai été immédiatement saisi par la forte convergence de chaque exposé avec les huit critères d’écologie humaine que le Courant a progressivement dégagés, en s’appuyant sur les travaux du regretté Gilles Hériard Dubreuil, spécialiste des communs. C’est à la fois frappant et logique : les syndicats de rivière sont attachés à la gestion d’un commun « magistral », l’eau courante.

Précieuse, fragile et vulnérable – et en principe « renouvelable » – l’eau traverse des territoires, de façon tantôt bienfaisante, tantôt dangereuse, parfois canalisée par l’homme mais gardant toujours sa part d’incontrôlable. Elément structurant des paysages, elle relie « de force » les communautés humaines, quitte à mettre en exergue les excès de l’individualisme d’appropriation. Par sa symbolique, l’eau « imprègne » fortement notre imaginaire et notre histoire. Tour à tour réserve de biodiversité que l’on protège et reflet de notre incurie – quand elle charrie nos déchets – l’eau est une source (sic) d’activité, de passions et d’avidités parfois contradictoires. Essentielle pour les agriculteurs, les industriels, les naturalistes, les touristes, les pêcheurs, les riverains, l’eau est l’origine de la vie.

Nos intervenantes ont toutes les deux montré la place centrale de l’être humain dans leur façon de préserver ces rivières et leurs affluents et de s’y adapter quand l’eau devient redoutable pour les riverains. Comment concilier les intérêts multiples dont elle est l’enjeu ? Pour ces deux directrices, l’essentiel est de faire connaître ces enjeux, de les faire goûter au public sur le terrain et de faire ainsi participer les habitants à leur travail. Toute écologie est vraiment humaine semblaient-elles nous confirmer par leur témoignage. Leur histoire commençait d’ailleurs par quelque chose de très personnel : une fascination pour l’eau jaillie dès l’enfance. Fascination, par exemple, en découvrant un jour l’intensité du contraste entre la douceur d’une rivière tranquille et sa meurtrière sauvagerie quand elle est en crue. Et quand les études universitaires entreprises sur l’eau avaient été décevantes, par leur caractère très technique et théorique, le retour sur le terrain, le territoire, le cours d’eau avait été réconfortant.

Huit critères de la vie digne : illustrations aquatiques

Revenons à nos huit critères qui s’emboitent les uns dans les autres, et tentons de les « plonger » dans la question de l’eau.

  1.  Respect de la personne d’abord. L’idée d’une eau « sauvage » ne correspond pas à la réalité d’un territoire longuement façonné par l’occupation humaine. L’eau est reliée à l’être humain, depuis des millénaires, dans ce que l’on pourrait nommer un apprivoisement réciproque ; et l’on sent bien qu’ayant par essence le point de vue de l’être humain, c’est de lui, de sa dignité, de sa capacité d’agir, de sa motivation que nous devons toujours partir. Toute idée de gestion sans l’homme ou contre l’homme est absurde. Car c’est l’être humain – et nul autre – qui exerce une responsabilité sur l’eau, même si toute espèce d’animal ou de plante est, avec nous, « vitalement » concernée.
  2. Cet être humain a des besoins qui ont impacté et continuent d’impacter les rivières, autrefois pourvoyeuses de nourriture et d’énergie vitale (pêche et chasse, irrigation, lavoirs, moulins) ou moyen de transport… L’expression de ces besoins doit évidemment être canalisée pour que le commun qu’est l’eau courante ne soit monopolisé, détourné, pillé, dénaturé, pollué, détruit. Il faut concilier, car c’est toute la panoplie des besoins humains qui s’exprime, jusqu’aux plus élevés. L’être humain a besoin de voir l’eau, de la voir vivre, de voir la vie qu’elle héberge et charrie, de la goûter (au moins sa température !)… 
  3. Autour de l’eau, on doit s’organiser en communauté de confiance : c’est d’ailleurs le cœur du travail d’un syndicat de rivière : mettre les acteurs publics et privés autour de la table pour coordonner leurs actions. L’individualisme de celui qui prétend se protéger tout seul, créer sa propre digue, est battu en brèche à la première crue. L’eau appelle les communs, c’est-à-dire une gestion concertée des acteurs concernés. L’eau crée la communauté et elle l’élargit. Car, elle s’écoulera quelque part. Elle relie des villages, des terres agricoles. Ce que l’un fait en amont impacte ceux qui vivent en aval. Et réciproquement, comme l’atteste les procès intentés depuis le Moyen Âge par les communautés d’aval quand celles d’amont établissent des barrages qui entravent leurs activités.
  4. L’eau nous relie mais aussi nous enracine. Elle détermine largement notre inclusion dans un territoire. Comme les montagnards qui sont « d’une vallée » (et pas d’une autre), les habitants de villes ou de villages mais aussi de départements ou de région s’identifient largement par l’eau qui y court ou qu’elle borde. Cet enracinement physique est aussi culturel. Et ce qui vaut pour les grands cours d’eau (la vallée du Rhône, le sud ou le nord de la Loire, les boucles de la Seine), vaut pour les plus modestes rivières qui dessinent, enjolivent, limitent ou traversent nos territoires. Si la toponymie fait la part belle à l’eau, c’est qu’elle est au cœur de la culture.
  5. Bien évidemment, ce trésor qu’est l’eau est à préserver pour protéger les écosystèmes culturels et naturels multiples qui en dépendent : ponts, moulins, ports, faune et flore, et de multiples activités artisanales qui ont jalonné l’histoire de cette eau qui nous fait vivre. Au commencement était l’émerveillement : c’est à partir de la fascination pour l’eau que naît la motivation à protéger son œuvre. Ici, on attend « le retour de la loutre », voire du castor, ou bien on lutte contre l’envahisseur (plantes d’eau douce ou poissons exotiques échappés d’aquariums ou d’élevages, comme la Jussie ou l’écrevisse de Louisiane) ; ailleurs, on crée des passes pour les poissons migrateurs ou l’on déplore la disparition programmée de moules d’eau douce géantes dont il ne reste que de vieux spécimen car leur reproduction est inféodée à la présence de saumons qui ont disparu. Les campagnes de ramassage des détritus qui jalonnent les berges unissent les riverains dans un effort commun qui naît de l’amour du beau autant que de la déploration de l’enlaidissement.
  6. Critère suivant, l’information, qui doit être fiable, plurielle, accessible… Là encore, le travail d’un syndicat de rivière doit se fonder sur des données partagées avec toutes les personnes concernées : comme lorsqu’un panneau, à proximité de l’effondrement naturel d’une berge (sans dommage pour les activités humaine), indique que l’homme a choisi – pour une fois – de laisser la rivière vivre, et modifier librement son cours. Du côté de l’être humain, il n’y a pas de liberté authentique sans information. Connaître la proportion des matière plastiques qui arrivent en mer par les cours d’eau nous fera adhérer aux systèmes de retenues et de filtrage qui permettent de limiter cette pollution.
  7. Avant-dernier critère, le soutien des institutions, notamment publiques. Il implique que l’on puisse participer à leur travail et en être écouté. Là encore, le syndicat de rivière est comme un archétype : il faut s’organiser, édicter des règles et soutenir tous ceux dont la vie est impactée par la rivière… sans que l’on puisse échapper aux conflits opposant intérêts privés et collectifs. À Marseille, un riverain est venu discuter à la fin du forum avec l’une des directrices d’un sujet qui le rend colère. Ce qui est visé n’est cependant pas un arbitrage brutal – celui qui favoriserait la majorité au détriment des minorités ou les puissants et les influents au dépend des faibles – c’est le bien de chacun et de tous qui détermine le bien commun. 
  8. Et voilà enfin le sens et la spiritualité. Nous l’avons laissé entendre, tout n’est pas qu’efficacité, rentabilité, performance. L’eau vient « de loin » (l’histoire des cours d’eau nous a précédés) et nous emmène bien au-delà de nous-mêmes. Elle suscite la ferveur et prend une grande part dans la symbolique religieuse. Elle transmet la vie. Il ne s’agit pas de sacraliser la nature, mais de reconnaître que l’eau – dormante ou bouillonnante – contribue à célébrer l’existence, à lui donner du sens ;  parmi ses manières de « donner un sens à sa vie », Viktor Frankl propose : « connaitre ou aimer quelque chose ou quelqu’un » et « accomplir une œuvre ». Reconnaissons que la beauté et la vitalité de l’eau sont inspirantes, au-delà de son incontestable utilité vitale.

Peu étonnant que nos deux directrices de syndicats de rivière, tout en nous partageant leur amour de l’eau qui court, aient témoigné de leur fierté et de leur jubilation d’être à leur place. Quant à laisser de l’eau, une eau pure et potable, disponible et visible, courante et vivantes, aux générations futures, n’est-ce pas un défi enthousiasmant ?

Estelle Fleury

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